Saarlouis, petite bourgade allemande de 35 000 habitants située à une cinquantaine de kilomètres de Metz (Moselle), ne fait pas souvent parler d’elle de ce côté-ci en dehors des manuels d’histoire. Les nostalgiques d’une France expansionniste se souviendront par exemple que cette ville-forteresse fondée par Vauban en 1680 est restée un morne poste frontalier jusqu’à la chute de l’empire napoléonien en 1815, avant de redevenir hexagonale par deux fois lors de l’occupation forcée de la région de la Sarre ayant suivi chaque guerre mondiale (1920-1935, 1945-1956). Quant aux plus autoritaires, ils écraseront certainement une larme en découvrant que Saarlouis fut la ville de naissance de Marx-père, né sujet du Royaume de France et mort sujet du Royaume de Prusse, alimentant peut-être la vindicte de son fameux rejeton contenue dans sa lettre à Engels du 20 juillet 1870 lors de la guerre franco-prussienne, quelques mois avant que la Commune de Paris ne vienne rebattre les cartes : « Les Français ont besoin d’une raclée. Si les Prussiens l’emportent, la centralisation du pouvoir d’Etat favorisera la centralisation de la classe ouvrière allemande… la suprématie allemande déplacerait [enfin] le centre de gravité du mouvement ouvrier ouest-européen en le transférant en Allemagne. »
Oubliée de beaucoup, Saarlouis a pourtant refait parler d’elle le 2 juillet dernier, lorsque le journal Bild a publié deux photos du visage d’un inconnu (masqué) en pleine action, capté par une caméra de vidéosurveillance, sous ce titre retentissant : « Prime de 2000 euros offerte. Qui connaît cet incendiaire d’antennes-relais ? ». Jusqu’alors plutôt discrète sur des faits qu’elle n’avait pu entièrement taire, et certainement lasse de faire chou blanc, c’est donc aux lecteurs d’un torchon populiste que la police a décidé de faire confiance pour l’aider dans ses recherches, n’ignorant pas qu’une bonne partie de son lectorat est justement composé des milliers d’ouvriers et de leurs familles de l’usine automobile Ford-Europe, qui fait vivre la bonne ville de Saarlouis depuis une cinquantaine d’années. Rien de nouveau sous le soleil en tout cas, puisque la pratique délatoire du journal du groupe Springer et son étroite collaboration avec la police remonte aux lointaines et tumultueuses années 60 contre les dits « groupes extraparlementaires », ce qui lui avait d’ailleurs valu de nombreux déboires, y compris explosifs.
En ces temps de télétravail, d’enseignement à distance et autres pass sanitaire ou billets de train sur smartphone, l’heure semble en tout cas suffisamment grave pour que les autorités aient émis un Wanted photographique en bonne due forme, avec sa petite prime offerte aux chasseurs citoyens d’ennemis publics. Car de quoi s’agit-il, en réalité ? Rien moins que d’une série d’incendies volontaires contre des antennes de téléphones portables, d’armoires de distribution de téléphonie et de stations électriques dans le district de Saarlouis, qui ne semblent pas vouloir s’arrêter. Le premier d’entre-eux remonte au 30 mai dernier, lorsque trois antennes-relais partent en fumée l’une après l’autre à quelques kilomètres de distance, deux situées le long de l’autoroute A8 (à Schwarzenholz et à Hülzweiler) et la troisième près du Saarpolygon, gigantesque monument d’acier à la gloire de l’industrie charbonnière situé à Ensdorf au sommet d’un terril, où une image du promeneur sous la lune sera d’ailleurs capturée. A chaque fois, les usagers seront non seulement privés de connexion sur leurs smartphones, mais parfois aussi d’internet.
Les nuits et les semaines suivantes, et puisqu’il faut bien varier les plaisirs tout en déjouant une surveillance policière planifiée, ce sont cette fois des armoires de distribution téléphonique puis deux postes de transformation électrique qui seront pris pour cible (le premier à Hülzweiler le 8 juin, et le second à Saarlouis le lendemain). Si les uniformes ne souhaitent pas livrer plus informations sur la liste des infrastructures détruites ou la fréquence ultérieure de ces attaques, ils ont simplement précisé qu’elles se sont déroulées dans toute la zone, à Schwalbach, Saarwellingen et Ensdorf, plus quelques incursions jusqu’à Saarlouis même, portant leur total à neuf attaques incendiaires au 11 juin dernier. Les enquêteurs se plaignent également de l’absence de toute revendication qui aurait pu les orienter vers une piste quelconque, et ajoutent que c’est après avoir passé plusieurs nuits blanches à planquer en vain devant certaines installations qu’ils se sont résignés début juillet à lancer ce Wanted en diffusant les images du saboteur, tout en sachant que la Sécurité d’Etat travaille aussi sur l’affaire, vu qu’il s’agit d’ « infrastructures critiques ».
Pour qui pense que saboter l’un des piliers technologique de la domination n’est certainement pas une mauvaise idée en soi, et que l’anonymat de ces attaques permet en plus à quiconque les partage de s’y reconnaître et de les porter plus avant, il aurait été dommage de ne pas se réjouir de celles survenues à Saarlouis. Par contre, lorsqu’on s’inquiète du fait que ces attaques « pourraient avoir de graves conséquences » en coupant aussi en passant les « appels d’urgence » destinés aux autorités, comme s’en est alarmé le groupe antifasciste local Antifa Saar/Projekt AK, en relayant la déclaration du directeur général d’un fournisseur de téléphonie mobile concerné, il est certain que rester sans rien faire ne pouvait être la solution. Alors autant y aller franco, d’autant plus lorsqu’on s’assigne une tâche aussi lourde que celle de combattre le fascisme, tout en restant aveugle à un totalitarisme technologique dont les plus farouches ennemis ne peuvent qu’être des bas de plafond.
C’est sans doute pour cela, et bien sûr pas pour aider le pouvoir à dénicher le coupable – ooooh non –, que ces amis de la connexion permanente ont publié sur leur site les résultats de leur propre enquête le 16 juin dernier sans même attendre les (vaines) conclusions de celle de la police, afin d’identifier si derrière ces sabotages ne se trouvaient pas des complotistes locaux anti-5G ! Dans la logique toute campiste qui caractérise certains antifas, voulant par exemple que lorsqu’un ennemi s’en prend à un lieu d’oppression (par exemple des néo-nazis contre un lieu de culte ou contre une structure de contrôle étatique des réfugiés) il nous faudrait protéger nous-mêmes ces endroits plutôt que de jouer une partition dissonante, on serait curieux de savoir si le variant sarrois serait allé jusqu’à protéger les antennes en cas de réponse positive à leurs petites investigations. Mais passons. Toujours est-il qu’après avoir repris la propagande étatique sur la dangerosité potentielle de ces actes afin de mieux s’en dédouaner ; puis avoir souligné en toute innocence « qu’il n’est pas rare, notamment dans les milieux terroristes de droite, de se passer de communiqué de revendication » ; puis avoir reproduit des captures d’écran de messages internes extraits du groupe Telegram « Corona-Rebellen » appuyant ou se réjouissant de sabotages précédents d’antennes (en Italie) ; leur attachée de presse officielle a tenu à révéler au monde le message qui suit : « Nous ne pouvons pas déterminer avec certitude si les attaques contre les antennes ainsi que les installations Internet et d’approvisionnement en énergie dans la région de Saarlouis ont en fin de compte été menées par les cercles de Corona-Rebellen & Co. Mais il y a beaucoup à dire sur cela – et il est facile de répondre à la question de savoir qui serait capable de faire ce genre de choses. La déclaration du porte-parole de la police selon laquelle il n’existe aucun indice menant à une action politique est donc tout simplement fausse.»
Au-delà de cette odieuse logique investigatrice qui sert bénévolement la soupe à la répression étatique au nom de la lutte antifasciste, reste une petite question qui semble aussi tarauder le petit monde militant de ce côté du Rhin : que penser d’actes dont on ignore les motivations contre des cibles technologiques comme les antennes, quand on sait qu’il existe par ailleurs des d’idées très hétérogènes (dont certaines exécrables) qui peuvent animer les différents individus s’en prenant à elles ?
On nous dira peut-être que c’est une fausse question, au sens où le monde n’étant pas rempli d’anarchistes ni de révolutionnaires, elle pourrait dans ce même cas être posée quelle que soit la cible, qu’il s’agisse d’une permanence électorale, d’un engin de chantier, d’un utilitaire de telle ou telle marque, d’un commissariat, d’une église, d’une entreprise polluante, d’un mirador de chasse, etc. On nous répondra peut-être aussi que c’est une question sans objet, au sens où tenter d’identifier –même hypothétiquement– l’auteur (et les idées derrière) d’un acte qui n’a laissé aucune message relève avant tout d’une mentalité de flic. Car en effet, dans le contexte où nous vivons, des attaques se produisent quotidiennement contre des structures en tout genre : une partie de ces attaques est rendue publique par les autorités ou les responsables visés, on ne sait pas qui les commet ni ce qui les a motivées, mais cela n’empêche ni de nous en réjouir, ni d’appuyer et de défendre celles qui nous parlent, nous stimulent et dont on souhaite la multiplication, évidemment pour nos propres raisons, analyses et perspectives, et puis… basta.
Oui basta. Parce qu’au fond, l’essentiel de la question ne concerne pas les pourquoi supposés de parfaits inconnus sur lesquels on ne saura de toute façon jamais rien (sauf en cas d’éventuelle arrestation, ce qu’on ne souhaite à personne), mais comment nous voulons, au sein de la guerre sociale, faire résonner les actes qui nous parlent et vibrent avec nos idées. Qu’ils soient collectifs ou individuels, diffus ou particuliers, largement partageables ou méchamment hétérodoxes, complètement anonymes ou labellisés subversifs, à l’ombre des projecteurs ou publicisés par leurs auteurs de différentes façons. Selon les cas, ces actes peuvent non seulement parler à des individualités variées, mais aussi dialoguer directement entre eux, y compris lorsqu’ils sont accomplis par des révoltés contre tel ou tel aspect de l’existant, et il n’y a aucune raison d’en ignorer une partie au seul prétexte qu’ils ont été réalisés sans autre expression publique que celle leur existence. Car si le monde n’est certainement pas rempli d’anarchistes, il n’est pas pour autant uniquement peuplé de fascistes et de réactionnaires (comme si les progressistes valaient mieux !), et d’autant moins lorsqu’on évoque des structures de la domination qui font l’objet de nombreuses contestations et critiques (quoi qu’on pense par ailleurs de leur caractère trop partiel)… comme c’est par exemple justement le cas des antennes-relais.
Mais pour en revenir à Saarlouis même et à ses Wanted croisés lancés de toutes parts contre les neuf sabotages de structures de communication et d’énergie, que pouvait-on voir sur le court extrait de la vidéosurveillance diffusé par les flics et ses plumitifs, avec un treizième mois à la clef pour la meilleure poukave de la ville ? Un homme seul qui découpe vers 2h du matin le grillage d’enceinte d’une antenne, répand ensuite un liquide inflammable sur les câbles et y met le feu. C’est tout ? Oui, des gants, une pince, une hachette pour défoncer le cadenas, une bouteille remplie d’essence, un briquet puis la déconnexion de toute une zone, soient des moyens et un mode opératoire très simples à la portée de tous, expliquant peut-être la réticence initiale des poulets à colporter un si mauvais exemple. Car si n’importe quel individu un peu insomniaque et déterminé peut ainsi couper impunément les veines du meilleur des mondes connecté, où va-t-on, n’est-ce pas ?
Ou plutôt, ce n’est pas tout à fait tout, puisqu’une partie du visage de l’inconnu a été chopée malgré sa casquette/capuche à l’aide d’une caméra thermique infrarouge fixée sur le pylône à environ cinq mètres de hauteur, juste au moment où celui-ci a levé sa tête plutôt que ses yeux afin d’évaluer l’enchevêtrement des câbles, et juste dans l’angle de la caméra plutôt que d’un peu plus loin. Un dispositif de vidéosurveillance nocturne qui risque bien de se multiplier ici aussi, au vu des plus de 120 sabotages d’antennes officiellement recensés par les autorités depuis mars 2020, et de la convention nationale signée le 9 mars de cette année entre le ministère de l’Intérieur et les opérateurs afin de les protéger. Une convention qui est en train d’être déclinée département par département, sous l’égide de chaque préfet.
A bons entendeureuses masqué.e.s… salut !
[Synthèse de la presse sarroise, 17 juillet 2021]