2019 : Et si ?

[Le 15 avril 2019, une partie de la cathédrale Notre-Dame de Paris partait en fumée, à la grande joie de ces damnés anarchistes qui n’ont décidément pas le sens du sacré. A l’occasion de la cérémonie de réouverture de ce monument religieux le 7 décembre 2024 (en présence d’un gratin de chefs d’État et autres ordures milliardaires comme Elon Musk), nous republions ici un article sorti à l’époque, qui s’était alors ouvertement réjouit de cet incendie, défendant aussi envers et contre nombre de révolutionnaires actuels, que cette structure du pouvoir reste une cible à démolir.]


Et si ?

Après l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris qui a fait l’objet d’un grand concours de larmes en avril dernier, l’État ne s’est pas privé d’admonester une deuxième couche d’union nationale lors du 75e anniversaire du Débarquement de Normandie. En présence d’un gratin composé d’assassins galonnés et autres chefs d’État, il y eut notamment une cérémonie de remise de bérets verts à de jeunes impétrants admis dans les troupes d’élites de l’armée française (les commandos marine). A cette occasion, il aurait sans doute paru incongru à beaucoup de relier les deux événements d’avril et de juin en soulignant qu’apparemment il y a cathédrale et cathédrale à travers l’histoire. Celles comme Paris dont l’incendie accidentel peut être érigé en drame hexagonal destiné à resserrer les rangs, et celles tout aussi gothiques comme Rouen, dont il vaut mieux oublier l’incendie volontaire soixante-quinze ans plus tôt, puisqu’il fut causé par une armée alliée. D’abord éventrée une première fois par sept torpilles lors des bombardements anglo-américains du 19 avril 1944 lorsque 6000 bombes s’abattirent sur la ville, sa tour de Saint-Romain fut également incendiée le 1er juin suivant par les mêmes avions militaires.
Raser des villes aux trois-quarts sous couvert du droit et de la liberté comme ce fut le cas des Alliés en Normandie contre Caen ou Le Havre, puis en Allemagne contre Dresde, et jusqu’au sommet de l’horreur atomique au Japon contre Nagasaki et Hiroshima, est depuis devenu une technique presque banale du terrorisme d’État. Au milieu des massacres aériens pratiqués régulièrement par différents camps (si ceux d’Assad, de la Russie et de l’OTAN en Syrie vous disent quelque chose, ou encore ceux des clients de la France au Yémen), inutile de rajouter que les « chefs d’oeuvre d’art et de culture » détruits en passant font pâle figure. La fameuse phrase de Durruti sur les ruines qui ne nous effrayent pas, partait déjà du même constat puisqu’elle ne concernait pas les actes des révolutionnaires, mais ceux d’un ennemi prêt à tout pour conserver son pouvoir, y compris à basculer dans le fascisme : « Nous, les travailleurs, nous pouvons bâtir des villes pour les remplacer. Et nous les construirons bien mieux ; aussi nous n’avons pas peur des ruines. Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. »

Au delà des guerres, l’État et l’Église n’ont de toute façon jamais fait grand cas de raser les anciens édifices historiques, quels qu’ils soient (les leurs –selon la mode du moment ou pour afficher un pouvoir accru–, ceux de leurs prédécesseurs et de leurs concurrents, sans même parler de ceux des pauvres), afin d’en ériger de nouveaux. Leur préoccupation était plutôt que ce ne soit pas la population insurgée qui vienne elle même directement raser leurs palais. Pour en rester au domaine de la superstition, beaucoup de cathédrales gothiques n’ont-elles pas remplacé un édifice roman antérieur, ce dernier ayant lui-même pris la place d’un culte païen dont on avait voulu effacer la trace ? La cathédrale Saint-Etienne datant de 1085 n’avait-elle pas été détruite à Besançon en 1675 par l’architecte de Louis XIV pour construire une forteresse à sa place ?

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La chose étant entendue du côté de la domination, comment expliquer en revanche qu’à côté de rares individus manifestant leur joie suite à l’incendie de la cathédrale de Paris (comme avec ces autocollants dûment illustrés proclamant « la seule église qui illumine est celle qui brûle »), beaucoup de sujets de l’État se soient indignés de sa destruction partielle ? A cause du selfie touristique de l’année précédente qui venait d’être gâché en ne correspondant plus à la réalité ? Peut-être. En tout cas, se sont surtout des sermons sur le « patrimoine perdu de la nation » qui ont tourné en boucle de droite à gauche, du turbin aux supermarchés, afin de justifier cette communion laïque.
Ce n’est en effet pas pour rien si les notions de patrimoine et de monument historique n’ont commencé à émerger largement qu’à partir de 1790 : avec la confiscation des biens de l’Église, puis ceux des nobles émigrés et de la monarchie, les nouveaux maîtres républicains à la tête de l’État se sont trouvés pris en étau entre tumultes populaires ravageurs et continuité de l’autorité. Avec la Commission des Monuments puis la Commission des Arts, l’État va alors s’arroger le monopole de la décision et de la sélection de ce qu’il convenait de raser de l’Ancien Régime, et ce que ses dirigeants entendaient préserver. En référence à une tribu germanique qui saccagea Rome en 455, un député forgea même le néologisme de vandalisme en 1794 afin de stigmatiser ceux des révolutionnaires qui continuaient les destructions du vieux monde (dont les cathédrales de Liège et de Bruges). De la Grande Révolution jusqu’aux insurrections qui ont parcouru le 19e et le début du 20e siècle, la République mit longtemps pour imposer sa notion de monuments sacrés face aux fureurs iconoclastes et au vandalisme de masses insurgées qui revenaient sans cesse saccager ce dont elle se portait désormais garante.

Pour en revenir à Paris et à cette cathédrale dont la démolition avait même été envisagée par la ville vers 1830 tant elle était délabrée et n’intéressait plus grand monde (une dizaine d’autres avaient été vendues ou démolies depuis la révolution), elle n’est devenue « patrimoine national », « symbole éternel de la nation » et autres fariboles que suite à la décision contemporaine de l’État de la recréer (inventant sa flèche qui s’est consumée en avril dernier, lui adjoignant une sacristie et un parvis six fois plus grand que l’original, mais aussi toutes ses fameuses chimères) puis de raser tous les autres bâtiments historiques de l’île de la Cité où elle se trouve. Et ce sur ordre d’un fameux baron que Benjamin Péret décrivit comme ayant « peigné Paris avec des mitrailleuses ». Si cette cathédrale est donc encore debout, c’est avant tout le fruit de l’alliance forgée entre 1830 et 1880 par les catholiques qui désiraient réconcilier le pays avec une piété perdue, les monarchistes qui s’efforçaient de renouer avec un proche passé et une bourgeoisie libérale qui reconstruisait l’ancienne capitale selon ses nécessités militaires et marchandes, en conservant ici ou là quelques vestiges passés qui l’intéressaient.

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Car au fond, qu’est-ce qu’une cathédrale, et pourquoi l’État a-t-il tenu à leur faire traverser les époques alors qu’il démolissait sans vergogne la plupart des autres bâtiments au fur et à mesure ? Comme une prison, une cathédrale n’est pas un symbole, c’est d’abord un bâtiment du pouvoir qui a une fonction bien précise (la torture physique punitive dans un cas, la torture morale et psychologique préventive dans l’autre). Une cathédrale est une structure pensée et utilisée par et pour les puissants afin de les célébrer, et contre les individus qu’ils entendent dominer, diriger, contrôler, punir et édifier dans leur chair comme dans leur esprit. Une cathédrale en activité est une matière vivante, pas juste un tas de pierre et de verre, c’est la défense d’un rapport social qui perpétue d’infinies souffrances et misères, c’est un monde entier d’oppressions, c’est une continuité de l’autorité à travers le temps.

Dans celle de Paris, pour en revenir au début, c’est là où le président de la République Reynaud se rendit en mai 1940 pour obtenir le Salut de la nation, là où Pétain assista à une messe solennelle en avril 1944 accompagné du cardinal-archevêque de la capitale en mémoire des victimes des bombardements anglo-américains, là où De Gaulle fit célébrer une messe de la victoire quatre mois plus tard en août, puis où le nouvel archevêque de Paris fit applaudir en février 1951 le maréchal Pétain par l’ensemble des fidèles en souvenir de la bataille de Verdun. C’est dans cette cathédrale que furent données des obsèques nationales au ministre de la Propagande de Vichy abattu par la Résistance le 1er juillet 1944 (P. Henriot), puis celles pour De Gaulle en décembre 1970 ou Mitterrand en janvier 1996, devant un parterre de chefs d’État.

Une prison ou une cathédrale qui restent debout pendant une insurrection sont une insulte permanente à la liberté en acte et une offense à tout futur différent. Que ces bâtiments soient dotés de vils miradors ou de charmantes gargouilles n’y change rien, les raser au sol est bien le minimum qu’ils méritent. Ce ne sont pas des lieux neutres ou réutilisables à d’autres fins, tant chaque mur de leur architecture suinte à la fois la puissance des uns et les chaînes de tous les autres. A côté des incendies de l’Hôtel de Ville, du Palais des Tuileries, du Palais de Justice, de la Préfecture de Police, du Ministère des Finances, du Palais d’Orsay, du Palais-Royal et d’une partie du Palais du Louvre, les communards ne s’y étaient pas trompés lors de la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871 en ciblant également la cathédrale.
Notre-Dame de Paris fit ainsi l’objet d’un incendie planifié au même moment que celui des autres lieux de pouvoir situés non loin, après que des chariots de poudre, de goudron liquide, d’essence de térébenthine et de pétrole aient été entreposés d’avance. Ce mercredi 24 mai 1871, sous la pression de troupes versaillaises entrées trois jours plus tôt dans la capitale au prix de féroces combats, des communards entassèrent les centaines de bancs et de chaises présents dans Notre-Dame afin d’allumer plusieurs brasiers constitués avec force barils de pétrole. Alors que les flammes commençaient à remplir leur office dans le temple du crapaud de Nazareth, c’est la malencontreuse intervention d’internes en pharmacie accourus de l’hôpital voisin qui parvint à éteindre cette mémorable tentative.

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Et si ? Et si l’incendie de Notre-Dame n’avait pas été accidentel ce 15 avril 2019 ? S’il avait été comme par le passé le fait d’anti-autoritaires, avec toutes les conséquences en termes d’opprobre populaire et de répression ? Combien serions-nous à défendre que c’était un patrimoine national à démolir, un monument historique à achever ? Assez en tout cas pour affirmer que nous n’avons pas peur des ruines que nous provoquons nous-mêmes contre les structures du pouvoir. Il suffit parfois d’une simple étincelle.


[Avis de tempêtes, bulletin anarchiste pour la guerre sociale n°18, juin 2019]