cinq ans
Le Dauphiné, 8 avril 2022
Suspectées d’une trentaine d’opérations de destruction dans la région grenobloise depuis 2017, les équipes d’activistes de la mouvance libertaire tiennent en échec les services d’enquête. Pourquoi ces derniers éprouvent-ils les pires difficultés à les identifier ? Éléments de réponse.
Quand, le 26 novembre 2019, 350 policiers et gendarmes investissent les squats libertaires de l’agglomération grenobloise et la ZAD de Roybon, l’objectif est clairement affiché : donner un coup de pied dans la fourmilière de la nébuleuse anarchiste et voir ce qu’il ressortira de l’opération. Il faut dire que dans les semaines qui ont précédé cette démonstration de force, la tension est montée d’un cran dans les bureaux de l’hôtel de la préfecture, place de Verdun : le 30 septembre 2019, la salle du conseil municipal de la mairie de Grenoble a été incendiée , l’attaque ayant été revendiquée sur les habituels canaux de l’ultra-gauche libertaire et anticapitaliste
Cette nuit-là, c’est le symbole de la démocratie (que la doxa libertaire estime définitivement vendue au capitalisme et aux élus de la République, fussent-ils écologistes et [/ou] d’extrême-gauche) qui a été clairement visé. Au mois de janvier de la même année, les studios de France Bleu Isère et l’église Saint-Jacques ont été totalement détruits par les flammes : autant dire qu’il y a urgence à agir.
« Préparation d’un crime »
Quelques jours après le passage du rouleau compresseur de la force publique dans les campements anarchistes et zadistes, il faut pourtant se rendre à l’évidence : l’opération est un échec judiciaire. En revanche, l’un des objectifs des gendarmes et des policiers est rempli : ils ont recueilli des dizaines d’ADN, soit par prélèvement direct, soit sur des objets appartenant aux personnes ciblées. Les enquêteurs disposent-ils déjà d’éléments génétiques précis prélevés sur certaines scènes de dégradations ? Probablement. Mais visiblement, aucun ADN prélevé ce 26 novembre 2019 ne va concorder avec d’éventuels scellés.
Avril 2022 : alors qu’après deux années de trêve relative, deux attaques viennent d’être menées contre des installations électriques du Grésivaudan , les quelque 25 faits déjà visés par une information judiciaire demeurent non élucidés. Une information contre X dont les qualifications s’échelonnent de la « destruction de bien appartenant à autrui” jusqu’à la “participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ».
« Déconnectées de la masse »
Si des services d’enquête tels que la PJ et la section de recherches de la gendarmerie peinent à identifier les activistes qui, depuis cinq ans, multiplient les opérations commando contre des objectifs divers et variés, c’est tout d’abord parce que, contrairement à la criminalité organisée, l’ultra-gauche est très difficile à infiltrer avec les méthodes policières classiques : l’absence totale d’enjeux financiers pouvant servir de levier dans les affaires de droit commun, la loyauté militante tendue vers un but politique et le cloisonnement des petits groupes opérationnels sont autant d’obstacles à la pénétration de ce milieu.
« Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est qu’il s’agit de personnes totalement déconnectées de la masse visible des militants anarchistes, qu’ils soient du courant squat ou de l’ultra-gauche libertaire contestataire des manifs qui jette des boulons sur la police ou des pierres dans la vitrine des agences bancaires », détaille un bon connaisseur des dossiers en cours.
« Quasi-professionnels »
Un certain consensus semble se dessiner, au sein des unités d’enquête concernées, sur le fait que les auteurs des attaques les plus élaborées agissent à deux ou trois, qu’ils circulent volontiers à vélo et qu’ils sont probablement « d’un niveau socio-professionnel élevé », pour reprendre les termes d’un officier. « Nous faisons face à plusieurs difficultés fondamentales : ces actions sont extrêmement préparées et menées de façon quasi-professionnelle, ce qui n’est pas toujours le cas de la criminalité de droit commun. L’exploitation de la téléphonie ou des immatriculations de véhicules est impossible puisqu’ils opèrent sans téléphone et sans voiture ! Nous pensons que l’ensemble de ces actions a été mené par un nombre très réduit d’activistes, qui, peut-être, se sont renouvelés au fil des années tout en se transmettant un certain “savoir-faire” ».
Des ombres vêtues de noir
Un policier explique encore que le choix de la région grenobloise pour réaliser une telle série d’opérations n’est probablement pas innocent : « Ils savent qu’ici, il n’y a pas de potentiel de vidéosurveillance permettant de retracer leur parcours ». Des ombres vêtues de noir passant dans la nuit sur un vélo anonyme, ce sont peut-être à l’heure actuelle les seules images – inexploitables –, dont disposent les gendarmes et les policiers chargés d’enquêter sur cette série d’attaques.