Jeudi 10 septembre, la journée a commencé avec le bilan officiel de la première nuit d’émeute, annonçant douze manifestants tués par la police (9 à Bogotá, 3 à Soacha) plus une par accident, sans parler des 379 blessés et hospitalisés, dont 72 par balles. Beaucoup ont alors glosé sur une police militarisée (elle dépend du ministère de la Défense) dont la culture s’est forgée dans la lutte contre la guerilla et les narcos, et qui s’est comportée cette nuit-là en traitant les manifestants comme des ennemis de l’intérieur, c’est-à-dire en leur tirant dessus, révélant finalement ce qui peut se passer dans n’importe quel pays du monde lorsqu’elle est directement attaquée ou se trouve face à une situation potentiellement insurrectionnelle.
Après les 53 postes de police avancés (Comandos de Acción Inmediata, CAI) – qui abritent chacun une douzaine de flics- attaqués et incendiés mercredi nuit en grande partie à Bogotá, tout le monde se doutait bien que les infrastructures policières seraient à nouveau la cible principale de la rage émeutière ce jeudi.
Et cela n’a pas manqué, puisque le premier grand rassemblement s’est à nouveau passé devant le CAI de Villa Luz, où étaient affectés les deux flics impliqués dans l’assassinat à coups de Taser du chauffeur de taxi Javier Ordóñez. Il y a eu plusieurs affrontements avec la police et une nouvelle tentative infructueuse de l’incendier. Pourtant, à côté de ce rendez-vous attendu des deux côtés, ce sont bien les attaques décentralisées dans les quartiers qui ont été les plus fructueuses, malgré le lourd déploiement des escadrons anti-émeute (Esmad). Dans ceux de Las Ferias et La Macarena, les CAI ont été incendiés sans pitié, tandis que dans ceux de La Gaitana et Verbenal, les émeutiers sont retournés pour achever le travail de la veille, où les CAI avaient déjà été partiellement détruits. A Bosa, dans la zone de Chicalá, les émeutiers ont réussi à s’emparer d’un bus de la police et à l’incendier. Dans le quartier de Zona Franca à Fontibón, des citoyens zélés ont formé une chaîne humaine pour protéger le CAI, ce qui n’a pas empêché les pierres de voler au-dessus de leur tête contre le poste de police, une situation vite clarifiée avec l’intervention des Esmad qui ont traité tout le monde de façon égale, et ont même dû tirer plusieurs coups de feu en l’air pour se dégager d’une foule hostile.
A l’extérieur de la capitale, on remarquera que les émeutes se sont étendues à d’autres villes grandes villes comme Medellín, Cali, Barranquilla, Manizales, Pereira et Cúcuta, même si les informations sont plus difficiles à trouver. A Cajicá, une ville située en périphérie, signalons par exemple que suite à la déclaration du couvre-feu à partir de 17h, les émeutiers ne l’ont non seulement pas respecté, mais sont allés directement rendre visite à la mairie, qui a été entièrement saccagée (mobilier éclaté et ordinateurs explosés par terre et contre les murs). Le maire effondré n’a pu que déplorer « ils ont détruit l’administration municipale, ils ont détruit le poste de police, et ils sont en train de détruire les locaux commerciaux, ceci n’est pas une manière de protester, c’est de la réaction».
Quant à Cali, où l’émeute a duré au moins cinq heures de façon intense en tenant la rue, il y a bien sûr eu quelques CAI attaqués, mais surtout des saccages et pillages de commerces -plus une énorme succursale bancaire incendiée-, ainsi que les stations de bus du transport public MIO (caméras, vitres, composteurs). De la même façon dans le quartier de Engativá, à Bogotá, les émeutiers ont réussi à vider plusieurs supermarchés dans les zones de Los Nogales de Suba et Gran Granada.
Globalement dans capitale, il y a eu moins de destructions face à une pression et une occupation policière bien plus importante après l’arrivée de renforts venus d’autres régions. Ce qui n’a pas empêché des affrontements un peu partout, mais aussi des blocages, avec des barricades dans les rues ou l’envahissement des autoroutes pour bloquer le trafic. De plus, puisque les postes de police étaient moins accessibles, les attaques contre le service des transports, bien plus diffus, n’ont pas cessé, si bien que le Transmilenio a dû interrompre ses services jeudi à 20h, après l’attaque de douze nouveaux bus. Dans son bilan mis à jour, on compte désormais 69 bus du Transmilenio endommagés et hors service, dont quatorze réduits en cendres, et 51 du côté du SITP, dont cinq cramés – soit 140 en tout.
En face, l’Etat utilise tous les contre-feux possibles pour empêcher que la situation ne devienne insurrectionnelle, au vu d’attaques qui se diffusent à la fois géographiquement, mais aussi en terme de cibles contre les transports ou les mairies, avec l’apparition de pillages. Car si rode un spectre, c’est bien celui de la révolte chilienne de l’année dernière. Côté déclarations, Claudia López, la maire de Bogota a d’un côté qualifié les policiers d’assassins et refusé d’instaurer un couvre-feu, et de l’autre dénoncé les destructions « qui ne font que créer d’autres problèmes» (dont celui par exemple de remettre potentiellement son boulot en cause). Elle a aussi convoqué pour dimanche 13 la population – afin de ne pas rester inerte face au gouvernement dont le ministre de la défense Trujillo venait de demander « pardon » aux familles des assassinés –, à un rassemblement maison « de réconciliation et de pardon » devant sa mairie, « pour que se reconstruise la confiance qui est la base de l’autorité». Sur l’autre bord, l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010) et parrain politique de l’actuel chef de l’État, Ivan Duque, a sans surprise appelé le gouvernement à décréter l’état de siège et à faire intervenir « l’armée avec les chars… Et à virer les vandales étrangers ». Bref, chacun dans son rôle. Côté médias, ce qui tourne en boucle est autant les dix assassinés par la police… que la onzième mort par accident, une passante renversée par un bus de la SITP dont s’étaient emparé des émeutiers après avoir viré son chauffeur. A cela s’ajoutent tous les experts qui mettent en avant que les émeutes vont causer une augmentation des morts du coronavirus après cinq mois de confinement, ou que cela fait le jeu des narcos parce que « le vandalisme et la violence dans les manifestations ne font gagner que les extrêmes« . Là aussi, chacun dans son rôle pour clamer que la pacification, même douloureuse, vaudra toujours mieux que la révolte joyeuse.
Quant à la troisième journée, celle de vendredi 11 septembre (il y a un jour de décalage des infos), malgré les assassinats et blessés policiers ou les tortures des arrêtés dans les commissariats, elle va commencer avec de nombreux rassemblements prévus dans toute la Colombie (dont une dizaine à Bogotá, où plusieurs postes de police saccagés ont été transformés par des habitants en bibliothèques publiques dans les quartiers de Gaitana, Suba et Santa María del Lago). Une des premières nouvelles qui vient de sortir est que dans la petite ville de Bucaramanga (région de Santander), au pied de la cordillère des Andes, un petit groupe d’émeutiers qui s’était détaché du rassemblement pacifique a brisé de nombreuses vitres du Palais de Justice à coups de pierres. Certainement des inconscients qui ne demandent pas justice au pouvoir, mais ont identifié cette structure comme une partie du problème, à démolir d’urgence avec le reste. Allez savoir ! A suivre…
[synthèse de la presse colombienne, 11 septembre 2020]