Multiplication des « auto-réductions » ?
Il y a eu les « Robins des Bois » grecs de Thessalonique qui pillaient des supermarchés et en faisaient des banquets de quartier. Il y a eu aussi les pic-nic du NPA pour faire un peu d’agitation électorale « contre la vie chère ». Et puis, dans cet air du temps contestataire, sont réapparues les « auto-réductions ». Mais ne jouons pas sur les mots : ce terme, emprunté au mouvement autonome des années 70, signifie de puis longtemps – dans le néolangage « militant » contemporain – un transfert collectif de marchandises vers la sortie du magasin sans les payer.
Depuis décembre [2008], et plus encore avec mouvement étudiant qui se traîne depuis trois mois derrière les profs et les chercheurs, ces formes d’action ont refait surface. Sous un même vocable se cachent pourtant des pratiques bien différentes : l’exhibition de sa misère de « précaire » avec journaleux embarqués et accord de la direction (Monoprix, Paris) n’est pas si éloignée des crétins assis en train de crier « non-violence » pendant que d’autres négocient pour laisser au directeur le choix des produits à fourguer discrètement à l’arrière du magasin (Carrefour, Grenoble). Mais ces deux formes sont bien différentes de celle de la bande d’inconnus masqués qui sont allés briser les vitrines et se servir pendant une manif nocturne (Monoprix, Nantes) ou des centaines de sacs de bouffe, portables et accessoires informatiques sortis en force suivi d’un bref assaut du commissariat du quartier (Carrefour Market de Villejean, Rennes).
Pourquoi, lorsqu’on passe de l’acte individuel ou à petits groupes (les vols de débrouille ou de survie) à une plus grande quantité de personnes (de la cinquantaine à trois cent dans ces exemples), cela impliquerait-il de négocier avec les proprios/gérants, alors même qu’on a un rapport de force bien plus élevé ? Si certains avancent de manière absurde dans cette direction, c’est parce que la logique même de l’acte a changé : on est passé d’une réappropriation directe pour soi (et les siens) à de la propagande activiste, c’est-à-dire à un mécanisme qui met en jeu l’image de soi (ou du mouvement, etc.) et toutes les tares de la politique (la délégation, la tractation avec le pouvoir, la séparation en rôles, la représentation) qui vont avec.
On veut donner le bon exemple donc ne surtout pas passer pour des violents ou de vulgaires voleurs, on a besoin de main d’œuvre donc de limiter les risques d’arrestation, on veut montrer qu’on est des démocrates responsables donc qu’on peut toujours discuter et s’arranger avec nous, on met en pratique ses propres schémas de pensée autoritaire donc il y a les spécialistes qui maîtrisent la langue du pouvoir (tu saurais négocier avec le chef de Carrefour, toi ?) et ceux qui portent les sacs, on refuse d’inciter à l’expropriation généralisée en la pratiquant, des fois que tout le monde s’y mettrait et qu’il n’y aurait plus d’ « action collective » à organiser ni à gérer (le LKP a été exemplaire en Guadeloupe dans ce rôle de contention des pillages…).
Ces logiques néo-syndicalistes nécessitent donc à la fois des médiateurs habiles et un interlocuteur bienveillant (plusieurs gérants ont lâché flics et vigiles), ce qui revient finalement à confier la réussite ou l’échec de ces opérations à des spécialistes et à l’ennemi, plutôt que de compter sur ses propres forces. Avec cette logique activiste de militants qui négocient la charité, on est plus proche d’une opération de publicité idéologique que d’une affirmation de classe par l’action directe sans médiation (soit le pillage en force). Là est toute la différence entre le spectacle volontaire de sa misère –à tous points de vue – et une réappropriation en tant qu’individus pris dans la guerre sociale.
Quant à la mise en commun qui peut suivre l’expropriation, elle pourra alors se produire non pas lors d’une redistribution symbolique à des malheureux extérieurs à soi (les sans-papiers, les sans-abris, les ouvriers,…), mais dans un partage entre voleurs et associés qui partagent une même lutte, une même rage ou des mêmes rêves, sans se contenter des miettes que nous laisse le capital.
[Cette Semaine n°98, printemps 2009, page 30]
Sous le chapô introductif suivait une liste d’ « auto-réductions » de la période (décembre 2008-mars 2009), que nous n’avons pas retapée, mais qu’on trouvera dans le scan cliquable ci-contre.