La petite ville de Gauchy (Aisne) et ses 5000 habitants paumés au milieu de la morne campagne picarde ne paie a priori pas de mine. En y regardant d’un peu plus près, c’est pourtant un patelin qui fait non seulement la fierté des braves ouvriers ayant élu des maires staliniens jusqu’en 2014 avant de se prononcer pour un ex-gendarme… mais également celle des friqués et des hommes de pouvoir qui trônent au sommet de l’État. Et pour cause, vu que la besogneuse commune abrite en même temps l’usine de parfums de luxe du groupe L’Oréal en partance pour le monde entier, et une seconde qui réserve ses effluves aux plus pauvres de la planète, en y répandant une odeur de sang, de guerre et de mort.
Cette dernière se nomme Hazemeyer, modeste PME d’une centaine d’exploités devenue filiale du groupe Comeca, dont la spécialité est la construction apparemment anodine d’énormes armoires à basse tension pesant parfois plusieurs tonnes. Il ne s’agit cependant pas de n’importe lesquelles –sinon pourquoi concevoir, découper et plier sur-mesure la tôle de ces équipements électriques, avant d’assembler chacun de leurs milliers de câbles manuellement avec autant de minutie ?–, puisqu’elles équipent des navires de guerre de l’armée française, des complexes et plateformes pétrochimiques (Total, Arkema, Solvay ou Exxon), des centrales nucléaires et centres de recherche d’EDF, ainsi que de nombreux data centers récemment inaugurés (ceux des banques Société Générale et Crédit Agricole ou une partie des 230 du géant Equinix).
Alors, quand on possède jalousement depuis près d’un siècle des talents aussi précieux pour la domination que ceux d’Hazemeyer, il vaut parfois mieux se faire un peu discrets, même s’il reste inévitable que son nom traîne sur la liste des fournisseurs officiels du ministère de la Défense et de ce que l’industrie lourde fait de plus ravageur en la matière. C’est peut-être la réflexion trop tardive qui a traversé l’esprit de ses dirigeants, lorsque l’ensemble de leur œuvre a été mise en lumière dans de magnifiques teintes rouge-orangées la nuit du 4 au 5 janvier dernier, en étant totalement anéantie (stocks et équipements inclus) par un gigantesque incendie qui l’a consumée pendant près de quatre heures. Un incendie qui a « mystérieusement » démarré vers 21h du côté de l’entrepôt situé à l’une des extrémités de l’usine, pendant que ses employés étaient sereinement en train de roter leur journée bien remplie devant un écran.
Certes, quand on est un spécialiste reconnu des gros équipements électriques sécurisés pour la crème des industrie de mort, il serait vraiment malvenu de crier à un « court-circuit » ayant mal tourné une fois la nuit tombée. Et vu qu’il serait tout aussi perturbant de penser que des inconnus aient voulu réduire en cendres l’appareil productif d’un tel bienfaiteur de l’humanité, les gendarmes chargés de l’enquête ont dû se contenter d’un laconique « les causes du sinistre ne sont pas encore établies ». Quelqu’un pourrait souligner avec candeur que ces « causes » sont liées au fait que de petites flammes se soient élevées d’une manière ou d’une autre au bon endroit et à la bonne heure, histoire de révéler un incroyable secret, mais on ne voudrait pas gâcher ici la magie de Noël, dont l’arrivée des Rois mages était seulement prévue pour le surlendemain. En tout cas, le « mystère » de l’origine de ce beau feu de joie reste pour l’instant intact aux yeux des pandores éberlués, même s’il est par ailleurs bien connu que la montre connectée de Melchior, Gaspard et Balthazar a parfois fâcheusement tendance à se dérégler depuis le début du réchauffement climatique.
Quoi qu’il en soit, les journaflics locaux n’ont pas hésité à prendre leur courage à deux mains pour dénoncer la violence du feu qui s’est permis de dévorer un si fidèle sous-traitant de l’industrie militaire, pétro-chimique et nucléaire, en agrémentant leurs récits de témoignages édifiants : «J’ai vu mon bureau partir en fumée en 20 secondes », raconte ainsi un cadre-dirigeant effondré, ce qui n’est pas peu dire puisque « la grande majorité de la bâtisse de 7000 m2 est partie en fumée. À 23 heures, les soldats du feu tentaient de sauver les 5 % restants du bâtiment métallique qui s’affaisse à cause de la chaleur. » Et afin que l’équité soit parfaite, ils ont également sondé l’âme d’une petite main zélée, dont la conscience du travail bien fait et de la maison à crédit s’achetait depuis trop longtemps contre une fiche de paie régulièrement tâchée de sang : « On est sans voix. C’est toute notre vie, trente-deux ans de société. Trente-deux ans, et il n’y a plus rien. Il ne faut pas se faire d’illusion, on sera plusieurs mois à l’arrêt. » Ce qui s’appelle prodiguer de bonnes nouvelles en passant.
Désormais l’usine Hazemeyer ne produira plus rien pendant un bon moment, mais soyons certains que ce n’est pas la seule petite entreprise tapie au fond de mornes campagnes qui alimente jour après jour l’industrie de guerre et de dévastation de la planète, et auxquelles un autre rouge irait si bien. En tout cas d’après ce que susurrent les trois fameux Rois mages de la légende – à qui veut bien l’entendre.
[synthèse de la presse picarde, 6 janvier 2021]