Mercredi 9 septembre au matin, la population de Bogotá apprenait la mort de Javier Ordóñez, un avocat et chauffeur de taxi de 45 ans tout ce qu’il y avait de plus ordinaire (père de famille, sans antécédents, etc.). Décédé officiellement juste après son admission aux urgences, il venait d’y être emmené par les flics après un passage au comico, suite à une interpellation par deux de leurs collègues en moto qui lui ont administré au sol pas moins d’une douzaine de coups de Taser prolongés, malgré ses supplications d’arrêter et devant les cris d’autres passants indignés munis de téléphones portables (c’est-à-dire filmant l’horreur d’un assassinat policier par électrocution en direct tout en n’intervenant pas pour y mettre fin). La circulation de cette vidéo d’un énième abus policier en pleine rue –les agents étaient intervenus au départ pour dresser une amende au prétexte de « consommation nocturne d’alcool dans la rue, en violation des mesures anti-covid»– suivi de la mort de son protagoniste quelques heures plus tard après « complications médicales au commissariat», a créé l’étincelle déclenchant des émeutes toute la nuit de mercredi à jeudi 10 septembre.
Dans l’après-midi même où la famille avait convoqué une veillée devant le poste de police de Villa Luz où Javier Ordóñez avait été embarqué, les manifestants ont commencé à s’en prendre au bâtiment. Puis de nombreux rassemblements qui ont touché plusieurs quartiers de la capitale (Bosa, Suba, Kennedy, Engativá) se sont formés, et il y a eu des barricades coupant le trafic urbain, mais aussi celui de l’autoroute. Spontanément, personne n’a eu l’idée stupide de lever les mains, d’offrir des fleurs à la police ou de lui demander de s’agenouiller en guise d’hommage au mort : non, le réflexe de beaucoup a été d’en finir directement avec l’engeance policière en attaquant ses repaires.
Ce sont ainsi 49 des 153 postes de police avancés (Comandos de Acción Inmediata, CAI) de la capitale qui ont été pris pour cible dès la journée et tout au long de cette première nuit d’émeute, dans les quartiers de La Gaitana, La Soledad, Ciudad Berna, Ciudad Roma ou Usme, dont 27 saccagés et 12 incendiés (et 53 endommagés en tout en comptant les villes de Cali et Soacha). Cent quatorze flics ont été blessés, et ils ont perdu huit motos et neuf voitures de patrouille entièrement détruits.
Dans ce bilan chiffré, précisons aussi que pour alimenter l’émeute, 37 bus du système public de transport Transmilenio ont été saccagés, dont 8 incendiés (à Soacha), ainsi que 49 du SITP (ceux de la ville de Bogotá) saccagés, dont 5 incendiés. De plus, cinq banques ont été touchées, dont une agence du groupe Aval incendiée dans le quartier Kennedy.
Ce matin du 10 septembre, côté émeutiers, le bilan est de 7 morts supplémentaires par balles policières au thorax ou dans l’abdomen (ils avaient entre 17 et 27 ans) et d’au moins 258 blessés hospitalisés (dont 66 par armes à feu, principalement policières ou de paramilitaires, certains en soins intensifs luttant pour leur vie) face aux escadrons de la police anti-émeute (ESMAD), tandis que l’État colombien vient d’annoncer l’envoi de 1600 flics à Bogotá (dont 850 en provenance d’autres régions) pour restaurer l’ordre, mais aussi de 300 militaires de la 13e Brigade.
Lors de sa présentation de ces derniers au cours d’une conférence de presse ce jeudi, le ministre de la Défense Carlos Holmes Trujillo a provoqué l’hilarité générale, après avoir très pompeusement dénoncé « l’existence d’une expression qui affirme « tous les policiers sont des bâtards » [largement tagué] et qui a des origines étrangères», dont il existerait un groupe colombien sur Facebook qui a promu les émeutes. Une sénatrice de droite liée à l’ancien président Uribe a de la même façon dénoncé « les milices urbaines ACAB » qui ont agi cette nuit !
De son côté, la maire de la capitale Claudia López (centre gauche) a tenté de souffler le chaud et le froid en déclarant notamment « Mes condoléances vont à la famille et aux amis de ceux qui ont été tués ou blessés. Mais détruire Bogotá ne réglera pas la police. Tout détruire ne réglera rien du tout. Concentrons-nous pour obtenir justice et une réforme structurelle des forces de sécurité». En face, la réponse a été plutôt claire, comme avec l’attaque par des émeutiers du fourgon de la police scientifique (CTI) envoyé sur place dans le quartier de Villaluz par le procureur, pour élucider la mort de Javier Ordoñez.
La Colombie, deuxième pays d’Amérique latine le plus touché par la covid-19 après le Brésil, a été confinée sans discontinuer du 25 mars au 27 août dernier, mais avec de nombreuses exceptions pour les secteurs importants, et de toute façon la majorité de pauvres qui vivent de l’économie informelle ne l’ont que partiellement respecté malgré la répression. Alors que le déconfinement général du pays a débuté le 1er septembre, c’est donc l’émeute qui est venue célébrer la fin du grand enfermement contre ceux qui ont été chargés de l’appliquer chaque jour sans ménagement…
[synthèse de la presse colombienne, 10 septembre 2020]