Saint-Jean-du-Gard (Gard) : la Légion débarque dans les Cévennes

Le domaine de Bannière, à 4 km de Saint-Jean-du-Gard, en voie d’acquisition par l’État au profit du 2e régiment de la Légion Étrangère de Nîmes

La Légion étrangère en mode mitraillette dans les Cévennes ?
Libération, 9 mai 2022

Une possible acquisition immobilière par le corps d’armée, d’abord envisagée comme un centre de repos puis un camp d’entraînement, met la population de Saint-Jean-du-Gard en émoi.

Imaginez Antoinette dans les Cévennes croisant soudain un détachement de légionnaires en armes. C’est ce que redoute le collectif Vallées cévenoles démilitarisées, qui s’oppose à un projet d’acquisition foncière à Saint-Jean-du-Gard par la Légion étrangère. Un régiment de Nîmes « naturellement tourné vers la ruralité et la rusticité offerte par le pays cévenol », assurait l’armée dans une plaquette lors de sa présentation de l’offre d’achat en décembre. Et quoi de mieux pour des soldats parfois un peu chamboulés par leurs opérations extérieures qu’un « centre de repos et de réhabilitation » mais aussi « de formation » et même « un lieu de vacances pour les familles » de ces képis blancs. Quitte à, « dans un second temps », faire « des exercices sans matériel » sur cette ferme de Bannières Bas, à 4 kilomètres de Saint-Jean-du-Gard, des bâtiments en bon état, une grange à aménager en dortoir et 12 hectares, 7 de forêts et 5 de terres agricoles, en contrebas de la « corniche des Cévennes ».

« S’entraîner au combat dans les sous-bois »

Trois ans déjà que le propriétaire des lieux, un paysan chevrier depuis cinquante ans tente de vendre afin de prendre sa retraite méritée, sans trouver repreneur. Alors quand l’armée arrive avec un demi-million d’euros pour acquérir l’ensemble, il accepte. La Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) du Gard, qui encadre le marché foncier agricole, veille à ce que l’armée s’engage par écrit qu’un fermier civil exploite les terres. Localement, les rumeurs vont bon train mais rien ne filtre officiellement. L’annonce dans la presse de la signature du compromis de vente fin mars et les déclarations du colonel Geoffroy Desgrées du Loû, chef de corps du régiment de la Légion étrangère de Nîmes, changent la donne. Dans une interview à Objectif Gard, il évoque le fait de « vivre en autonomie à distance du régiment », de pouvoir « s’entraîner au combat dans les sous-bois » avec la possibilité de tirs d’armes à feu « à blanc » dans la propriété.

Des manœuvres « à petite ou grande échelle dont on ne nous avait jamais parlé », déplore aujourd’hui Michel Lallemand, président de la Safer du Gard, et qui « auraient sûrement posé beaucoup de questions » à l’examen du dossier, même si celui-ci « ne comprend aucun vice ». Contacté, le colonel Desgrées du Loû n’était pas disponible pour répondre aux questions de Libé.

Ils ne manquent pas d’air, ces militaires. Dans leur langage, « l’oxygénation » de leurs troupes de choc, c’est bien un entraînement à pied « orienté vers Saint-Jean-du-Gard et le Mont Aigoual », avec, espèrent-ils, l’accord préalable des communes et riverains. Voilà qui mécontente lourdement une partie des Cévenols. Ce 8 mai, ils étaient plus de 250 rassemblés au col Saint-Pierre, point de passage du chemin de « Stevenson », à la limite entre le Gard et la Lozère, pour une randonnée et un pique-nique militant. L’occasion de voir sortir du bois les vieilles et vieux antimilitaristes, parfois vétérans de la lutte du Larzac , mais aussi des pacifistes et défenseurs de la liberté de circulation « contre toutes les guerres » et investis dans l’accueil des sans-papiers, ainsi que les syndicats agricoles de la Confédération paysanne et du Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef). A leurs côtés, une population locale, familiale et jeune, appelés « néos » qui vivent là depuis vingt ans ou quelques mois. « J’étais venu pour l’éducation et le bon air, je me retrouve avec des militaires », résume Thibault, fraîchement débarqué de Bretagne.

Si le projet d’acquisition s’est déroulé discrètement, la Légion a déjà fait du bruit le 11 novembre lors d’une cérémonie de naturalisation de légionnaires confirmés, dans le village. Pour l’occasion, la chorale du collège était amenée à chanter la Marseillaise, et plus étonnant, la Madelon, chant populaire et militaire, à la gloire des prostituées dans les bordels de soldats. « On s’est rendu compte après coup que c’était un peu gênant », témoigne Laura, 12 ans, choriste d’un jour de cet improbable hymne de campagne.

« Ces doux rêveurs toujours contre tout »

Autre épisode marquant pour les habitants, l’organisation il y a quelques semaines d’un exercice de 600 militaires en tenue en cadence, sur les sentiers du coin. « Une marée » qui inquiète alors Elsa Mas, conseillère municipale d’opposition. Elle craint les dégâts qu’une telle emprise militaire aurait sur « l’attractivité du territoire ». Jeannine Bourrely, propriétaire forestière voisine du lieu d’implantation potentiel des képis blancs le certifie : « Des entraînements et des tirs, c’est incompatible avec le tourisme vert pour lequel on s’investit depuis quarante ans. » Les légionnaires ont aussi leurs partisans, qui pestent contre la levée de boucliers : « Ils auraient aussi été contre si ça avait été des Parisiens pour faire des gîtes ? » lâche Gilles, ancien militaire, amer contre « ces doux rêveurs toujours contre tout ».

Une première rencontre ce lundi entre le collectif Vallées cévenoles démilitarisées, la Légion et la sous-préfecture n’a pour l’heure rien donné. La signature définitive de la vente devrait intervenir, elle, après les élections législatives.


Saint-Jean-du-Gard : Le collectif Vallées cévenoles démilitarisées et la Confédération paysanne prennent langue avec la Légion pour donner le feu vert à sa venue…
[Gard : après la marche contre la Légion étrangère dans une ferme cévenole, le dialogue s’installe, Midi Libre, 10 mai 2022]

Suite à la journée de protestation contre l’achat d’une ferme du village au profit du 2e REI de Nîmes dimanche, des représentants de la Légion étrangère et de l’État ont fait le déplacement à Saint-Jean-du-Gard dans la matinée de ce lundi 9 mai. L’actuel chef de corps, le colonel Geoffroy Desgrées du Loû, était avec le sous-préfet d’Alès, Jean Rampon, pour échanger avec plusieurs représentants du collectif à l’origine de la manifestation, également soutenue par la Confédération paysanne.

« Le colonel a indiqué avoir bien compris que les nuisances des militaires peuvent gêner« , indique le collectif, qui souligne la cordialité ambiante lors des échanges, mais qui regrette l’absence de décisions rapides. Au-delà du symbole que peut porter l’uniforme, le collectif, ainsi que la Confédération paysanne, affirme que seul un projet de maison de repos pour ses militaires et de vacances pour leurs familles avait été présenté par l’armée dans son dossier de candidature pour l’achat.

À défaut d’abandonner complètement le projet de rachat, ce dernier souhaite que la Légion conserve uniquement cette idée de maison de repos : « On espère que le colonel nous confirme vite par écrit un engagement dans ce sens. Qu’ils viennent se ressourcer, on les comprend tout à fait. Mais les entraînements de combats doivent se faire ailleurs. »

Également présent lors de ces échanges, le maire du village, Michel Ruas, rappelle de son côté que la mairie « n’a aucun pouvoir » dans ce dossier, vu qu’il s’agit d’une « transaction privée ». Le maire confirme cependant être favorable à la venue de la Légion sur sa commune : « Croiser des militaires ne me cause pas de souci. Ce sont des gens honnêtes et constructifs. »


Le projet de la Légion tel que vendu par son colonel
(interview publiée dans Objectif Gard, 5 avril 2022, extraits)

La Légion dispose-t-elle encore des fonds, puisque le budget semblait disponible en 2021, peut-être pas en 2002 ?

Ce n’est pas pour la Légion, en réalité, c’est le ministère des Armées qui se porte acquéreur et qui a engagé la dépense en 2021, pour la concrétiser en 2022. La ferme servira principalement au 2e Régiment étranger d’infanterie (REI), puisqu’elle lui sera « donnée en compte ». On aura la possibilité d’accueillir des extérieurs au régiment, même des civils, en fonction des disponibilités d’infrastructures. Le but est quand même de disposer d’une ferme pour le régiment.

Justement, quel est le projet de la Légion sur place ?

Le projet a vocation à donner une bulle d’oxygène au régiment, qui est quand même bien fixé sur la garnison nîmoise et le Camp des garrigues, depuis 40 ans. L’idée, c’est de permettre au régiment de s’approprier encore davantage le département du Gard, en rayonnant vers le nord, tout en profitant de cette belle région que sont les Cévennes pour s’entraîner.

Qu’entendez-vous par entraînement ?

S’entraîner, c’est un vaste mot. Parce que l’entraînement, c’est effectivement l’entraînement au combat, mais ça passe par un certain nombre de fondamentaux, à commencer bien évidemment par la condition physique. On se tourne vers les Cévennes pour renforcer notre condition, pratiquer un certain nombre d’activités sportives. C’est aussi pour permettre à nos jeunes chefs, notamment nos chefs de section – une quarantaine de cadres et légionnaires – de pouvoir aller vivre en autonomie pendant une semaine, deux semaines, à une heure du régiment, un peu loin des chefs, ce qui les fera forcément grandir. Et puis, nous pourrons bénéficier d’une infrastructure, à la campagne, pour y accueillir nos familles (le régiment, ce sont un peu plus de 250 familles, soit près de 600 enfants, NDLR) ; leur permettre de se retrouver le week-end dans un cadre différent que leur appartement ou leur maison à Nîmes et ses abords ; permettre aux légionnaires qui font venir leur famille de l’étranger de passer un week-end ou une semaine au calme. Et puis, permettre à nos convalescents – blessés de guerre comme blessés du quotidien – d’aller se reconstruire au grand air.

Le territoire peut-il attendre des retombées économiques de votre présence ?

Le territoire peut en attendre un surcroît de tourisme, je pense. Parce que le régiment, ce sont 1 300 cadres et légionnaires, 250 familles, 600 enfants. De fait, si on dispose d’une emprise là-haut, on va entraîner les gens vers Saint-Jean-du-Gard. On l’a fait il y a deux semaines, on est allés marcher dans les Cévennes pendant 48 heures avec le régiment, on était 600. Je ne crois pas que ça ait causé de grandes nuisances et les nôtres ont apprécié les paysages et les sentiers que nous avons empruntés. D’autant que nous aurons une présence permanente dans cette ferme, ce ne sera pas une résidence secondaire. Les détachements seront assez nombreux, entre 40, voire 150 personnes à plus long terme, présentes à la semaine, avec une consommation qui sera forcément locale puisqu’on ne fera pas tout venir du quartier en matière d’alimentation. On s’appuiera sur les commerçants locaux. Enfin, en matière de développement d’activités sportives, on aura une action.

Justement, y a-t-il d’autres exemples de fermes détenues par l’armée et utilisées par la Légion ?

La maison de retraite des légionnaires est à Puyloubier, à côté d’Aix-en-Provence, non médicalisée. Elle permet d’accueillir non seulement nos anciens, qui ont quitté l’institution et ont besoin d’un endroit pour finir leurs vieux jours, dans le cadre de la solidarité légion, mais aussi des blessés. À Castelnaudary donc, il y a une ferme par compagnie. Ce sont principalement des outils d’instruction. La Légion bénéficie également d’un chalet dans le village de Formiguières, à côté de Font-Romeu, qui permet aux familles de s’oxygéner. Ça existe aussi dans d’autres régiments : la plupart des régiments de la brigade alpine a déjà des chalets comme cela, ce qu’on appelle des postes militaires de montagne, qui servent de base vie pour les entraînements et de lieu pour que les familles aillent profiter de la montagne. Et puis, notre régiment a déjà eu des fermes, dans les années 80, notamment deux du côté de Castillon-du-Gard.

Dans le document que vous aviez apporté lors de la commission d’attribution de la Safer figure l’intention de mener des « combats à pied en zone boisée ». Pouvez-vous en expliquer la teneur ?

Pour le combat à pied en zone boisée, nous sommes tenus par la réglementation française. Certes, la ferme de Banières sera une emprise militaire, donc les sous-bois serviront à s’entraîner au combat. Ce sont de petites parcelles, on ne peut pas y faire manœuvrer 150 personnes… Et si on veut déborder en terrain civil, c’est-à-dire faire des exercices « en terrain libre », un avis de manoeuvre est réalisé auprès de la municipalité et des propriétaires. Il n’y a pas d’obligation : municipalité et propriétaires peuvent refuser le droit de passage. De fait, le régiment sera davantage orienté vers Saint-Jean-du-Gard et le Mont Aigoual. Mais il y a quand même un parc national très contraint à proximité, on ne manoeuvre pas dans un parc naturel.

Les riverains risquent-ils d’entendre des tirs d’armes à feu ?

Oui, il y en aura forcément dans la propriété. Mais ce seront des tirs à blanc bien sûr, et ça ne fera pas plus de bruit qu’une chasse au gros gibier.

À ce propos, êtes-vous déjà en contact avec les sociétés de chasse ?

Non, pas encore. On est « séquentiel » : on fait les choses tranquillement et dans l’ordre. Mais à titre d’exemple, il existe quatre sociétés de chasse sur le Camp des garrigues, où un certain nombre de cadres du régiment chassent également. Donc il y aura forcément une bonne entente, sachant qu’entre le fantassin et le chasseur, il y a quand même beaucoup de points de convergence.