2012 : Le trou de la serrure

Une vie passée devant le trou de la serrure n’est-elle pas bien misérable ? Une vie à lorgner ce que les autres font, à écouter en cachette ce que les autres disent. Une vie de voyeurs, qui s’évertuent à arracher des morceaux d’autres existences, de personnes qu’ils ne sont même pas en mesure de connaître dans leur complexité, mais dont ils violent l’intimité sans aucun scrupule. Il y a ceux qui le font derrière un buisson, ceux qui le font avec l’aide d’un micro caché, ceux qui le font planqués derrière un écran. Et il n’est pas dit que les premiers soient les pires. Au moins, leur passion n’est-elle pas exempte de risques. Pour la satisfaire, ils mettent presque toujours leur peau en danger. Mais que dire des autres, de ceux qui doivent presser un simple bouton et installer une antenne pour envahir en toute tranquillité les émotions et les sensations de leurs cibles ?

Inutile de parler des flics. De la part de quelqu’un qui est prêt à obéir à n’importe quel ordre, y compris celui de torturer et de tuer, que voulez-vous que ça lui fasse de fourrer son nez dans le quotidien de ceux qui sont trop peu serviles au point d’en être louches ? Quant aux journalistes, on sait bien comment ce genre de vautours voltige autour d’ « émotions fortes » qui peuvent faire monter le taux d’écoute. Là aussi, pas de quoi s’indigner. Celui qui est toujours à son aise pour patauger dans des situations de honte ou de panique, de deuil ou de douleur, celles des autres bien sûr, n’arrêtera certainement pas sa carrière devant un présumé « droit à la vie privée ».

Mais il reste les autres, tous les autres. Tous ces êtres humains qui, tout en n’étant ni flics ni journalistes, aiment se coller devant le trou de la serrure. Ne vous êtes-vous jamais demandés à quel point la diffusion de reality shows capables de transformer les spectateurs en autant de voyeurs, les prépare à devenir eux-mêmes des personnes sous surveillance ? En effet, lorsqu’espionner la vie des autres devient quelque chose d’habituel, de presque normal, que dire et pourquoi protester quand c’est la sienne qui finit sous une loupe ?

Ce sont de telles pensées qui nous sont (re)venues en tête face à la diffusion publique de l’ordonnance de mise en détention provisoire contre une dizaine d’anarchistes, incarcérés mi-juin [2012] dans le cadre de l’ « Opération Ardire ». L’ordonnance a été mise à disposition du public presque tout de suite par un célèbre site journalistique à scandale, et téléchargeable en pdf. Noms, prénoms, adresses de tous les incarcérés, cuisinés à la sauce classique des écoutes avec des micros placés dans divers lieux. Fragments de vies humaines –sélectionnés, filtrés et altérés par les enquêteurs– jetés en pâture au public. Mais le problème, c’est que ce document, ce torche-cul fliquesque, a ensuite été également diffusé par certains sites du mouvement anarchiste, en Italie comme à l’étranger.

Stupéfaits, nous nous demandons encore pourquoi. Qu’on puisse extrapoler à la lecture de ces feuilles des éléments utiles pour s’opposer à la énième vague répressive, c’est peut-être vrai. Mais alors, pourquoi ne pas se limiter à ceux-là ? Pourquoi divulguer le document en entier plutôt que de s’atteler à un travail de tri, de séparation entre l’essentiel et le superflu ? Si on pense alimenter la clarification de cette manière, à notre avis on commet une grossière erreur. La diffusion d’une information (qu’elle soit vraie ou fausse) n’est utile que lorsqu’il existe une pensée critique pour l’interpréter ou en faire un usage différent. 
Lorsque cette pensée critique manque –et pour comprendre à quel point elle est absente aujourd’hui, il suffit de remarquer à quel point la rhétorique la plus émotionnelle et le plus souvent émouvante est en train de se généraliser–, ce qui est alimenté n’est que le ragotage idiot, le commentaire aussi expéditif qu’un rot, la curiosité malsaine de savoir qui, quoi, où et quand (en prenant pour avérée la version des enquêteurs !).

On commence bien, avec l’intention d’étudier les mouvements de l’ennemi pour mieux les neutraliser, et on finit mal, en restant planté dans la boue soulevée par ces feuillets. De la boue soulevée avec art, intentionnellement. Ce n’est pas un hasard si les écoutes désormais rendues publiques sont remplies de faits privés. Tu as lu ce qu’a dit Pierre de Paul ? Tu as vu ce qu’a fait bidule ? Tu as compris ce qui s’est passé entre truc et machin ? Ce n’est peut-être pas la vérité, mais il suffit d’un soupçon pour envenimer l’air ambiant. Au fond, il est plus facile de détruire le mouvement en semant la zizanie entre les compagnons qu’en les faisant condamner par un tribunal. Et ça, ceux qui sont en haut l’ont parfaitement compris. Pourquoi devrions-nous nous prêter à ce jeu de massacre ?

Les larbins du pouvoir nous surveillent, ils nous espionnent par le trou de la serrure. Ils ne parviennent pas à tout voir, ils ne réussissent pas à tout entendre, ils ne comprennent vraiment rien, mais cela leur suffit pour galvaniser leur imagination et maculer des feuilles de papier du fruit de leur excitation grossière. 
Et nous devrions les lire, nous exciter et en maculer à notre tour ? 
Nous nous y refusons. Ne comptez pas sur nous. Nous avons d’autres goûts. Nous ne prendrons jamais la parole de l’ennemi pour argent comptant.


[Traduit de l’italien de finimondo, 6 juillet 2012]