Une usine de moins en moins ordinaire…

Une visite peut en cacher une autre

Le 30 mars dernier, les élèves de 4ème du collège Les Deux Vallées à Cheylard, dans le Vivarais, ont effectué une visite d’entreprise a priori banale. Si les plus assidus ont du se retenir de bâiller face à la présentation des différents métiers de l’aéronautique, les plus sensibles se sont peut-être dits qu’après tout, une journée de classe loin des quatre murs qui enferment les rêves, c’était déjà ça de pris. Le même jour, un second groupe faisait également le tour de cette usine, mais de façon beaucoup plus intéressée, puisqu’il était entièrement composé d’entrepreneurs et d’élus.

Ces deux visites se sont déroulées à La Voulte-sur-Rhône (Ardèche), et plus précisément au siège de l’entreprise Fregate Aero, qui construit « des sous-ensembles de structures pour les avions et hélicoptères, à base de métal, de tôle, de pièces usinées. Cela peut être des morceaux d’aile, de carlingue, d’armoire électrique… avec pour principaux clients Airbus, Dassault et Safran » selon les explications données aux petits comme aux grands par Frédéric Guimbal, son président. Ce jour-là, l’homme au sourire crispé qui distillait une sotte publicité pour sa boîte de mort, avait pourtant d’autres préoccupations en tête. De celles qui ne concernent pas un auditoire captif, mais un tout autre type de visite  : trois jours plus tôt, lundi 27 mars vers 5h du matin, un incendie volontaire venait en effet de toucher la seconde usine du groupe Fregate Aero, située dans le village de Beauchastel à moins de cinq kilomètres de là.

Résultat de l’attaque ? Une journée de chômage technique et 300 000 euros de dégâts, après que des inconnus aient forcé une grille d’aération située à l’arrière du bâtiment, puis mis le feu à l’immense armoire électrique d’une presse industrielle de 1200 tonnes et du compresseur qui pilote la géothermie de l’usine. Et laissé un tag anonyme sur place, en lettres rouges, qui précisait en alexandrin : « À l’arrière de la guerre, des usines ordinaires ». Ni plus, ni moins.

Pour les rêveurs et les cancres du collège de Cheylard, il aurait certainement été plus instructif de visiter cette seconde usine, afin de pouvoir par exemple constater de visu les dégâts que peuvent provoquer quelques litres de combustible bien placés au milieu de la nuit, et même –qui sait ?– en tirer quelque inspiration. Ou encore, loin du fatras citoyenniste et patriotard inculqué par l’école, pouvoir réfléchir à la différence entre une poésie murale qui joint le verbe à l’action, et la prose ridicule d’un homme brassant des millions sur des fleuves de cadavres, lorsqu’il s’adresse à ses pairs : « En fait, ils ont voulu faire brûler l’usine parce qu’elle fait des armes ? (…) Je suis dégoûté et triste de voir que l’on peut détruire l’outil de travail de gens ordinaires qui se lèvent tout les matins (tôt!) pour participer sans fanfaronner à la construction de notre liberté et notre capacité à nous soigner et à nous défendre. » (Frédéric Guimbal, sur Linkedin, le jour même avec en prime une photo).

Peuvent-ils revenir ?

Lundi 21 août 2023. La rentrée s’approche à trop grands pas pour les ex-élèves de 4e du collège Les Deux Vallées. Celles et ceux qui n’ont probablement jamais rien su du drame qui agitait les marchands de mort au cours de la studieuse visite dans leurs locaux, vont entamer une nouvelle année scolaire. Les uns espèrent qu’au bout de l’ennui ils pourront franchir les portes du lycée, les autres se doutent déjà qu’ils seront orientés pour devenir les appendices de machines à plier, fraiser et assembler dans un bagne du coin. Et peut-être même chez Fregate Aero ou un de ses concurrents sur le marché des massacres.

Lundi 21 août 2023, ce devait d’ailleurs être jour de rentrée pour les 135 employés de l’usine Fregate Aero de Beauchastel, après les trois semaines de congés d’été. Pour ne pas trop traîner les pieds, certains se disaient peut-être la veille qu’après tout, ce n’est si pas mal de turbiner pour une boîte familiale et paternaliste. Une qui offre séances de tir à l’arc et de yoga à ses esclaves salariés, et même une journée entière au Salon de l’aéronautique du Bourget pour celles et ceux « qui se sont particulièrement investis dans l’entreprise », pouvant alors admirer sur place « le stand écoresponsable » de leur industrie belliciste, « entièrement pensé et conçu à cette occasion » par Anne Heres, architecte et néanmoins compagne de leur PDG.

Si on faisait un pari peu osé, on pourrait même dire qu’à la veille de cette rentrée, aucun de ces salariés – le nez dans le prochain crédit à rembourser et les mains tâchées d’un sang qu’ils préfèrent ignorer –, n’avait à l’esprit la pourtant terrible question confiée à un chroniqueur radio par leur patron suite à l’attaque survenue cinq mois plus tôt (RMC, 9 avril) : « Peuvent-ils revenir ?  »

Une rentrée crépitante

Lundi 21 août 2023, il était 1h39 du matin à Beauchastel lorsqu’un « voisin du groupe Frégate Aero, spécialisé dans la fabrication de pièces aéronautiques pour le civil et le militaire, a entendu des crépitements en provenance du site de production ». Près de soixante pompiers sont aussitôt arrivés sur place, nous rappelant en passant que si leur vocation était de sauver des vies, ils auraient laissé flamber jusqu’au bout cette usine de mort. Mais ce ne sont pas des soldats du feu pour rien. Malgré leur lutte acharnée contre de biens vaillantes flammes, ces dernières sont parvenues en quelques heures à ravager près de 700 mètres carrés de Fregate Aero, tandis que le reste des ateliers a été endommagé par les épaisses fumées.

En fin de matinée, les techniciens en identification criminelle de Privas ont effectué différents prélèvements, tandis que l’enquête a été placée sous la direction de la brigade de recherches du Teil (gendarmerie). L’entièreté du site de Beauchastel est désormais à l’arrêt, les 135 salariés non recasés sur d’autres sites sont au chômage technique, et il reste évidemment une petite question que tout le monde se pose.
D’un côté, il paraît que l’entreprise privilégie la piste du pas-de-chance lié à « une potentielle défaillance ou à un faux-contact » (France Bleu 21/8), ce qui ne fait tout de même pas très sérieux quand on est bardé de certifications pour livrer chaque jour des pièces aux avions de chasse de Dassault et aux hélicoptères de flics d’Airbus.
D’un autre côté, celui des journalistes (qui ne sont pas plus experts es-incendies que le patron de Fregate Aero, mais pas moins confidents de la préfecture de police), on sait qu’une journée compte 24 heures et une semaine 7 jours, et que les courts-circuits qui décident de se manifester pile au milieu d’une nuit de dimanche à lundi, qui plus est la veille de la reprise du sale travail d’une entreprise, méritent un peu plus d’attention. « Incendie chez Frégate Aero : la piste criminelle n’est pas écartée » titrera donc la presse locale, avant de revenir au plus sobre « Incendie chez Frégate Aero : accident ou acte criminel ? »  (Le Dauphiné, 21 & 22/8).

Mais pour qui se pose des questions autrement plus passionnantes, ces fumées d’un sabotage revenu frapper aux portes de Fregate Aero ou simplement issues d’un heureux hasard, rappellent en tout cas à chacun.e que la mort se fabrique aussi dans des bâtiments ordinaires, disséminés aux quatre coins reculés du territoire. Et que l’industrie ne trouvera pas toujours des abris, pas même à l’arrière de la guerre…

[22 août 2023]