Parmi les fastidieuses publications que sort chaque année l’Etat français pour offrir un semblant de vernis démocratique, se trouve le rapport annuel de la Commission nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement (CNCTR), l’organisme créé en 2015 pour contrôler le bon usage des mesures d’espionnage déployées par lesdits services. Le 15 juin dernier, la sortie de son Rapport annuel 2022 est certes passée un peu inaperçue, mais mérite tout de même d’en extraire quelques infos. Et ce, d’autant plus que ce rapport détaille la panoplie officielle de mesures de surveillance effectuées de leur propre chef, en amont et à titre préventif, par l’ensemble des services de renseignements, en nous laissant imaginer comment cette inflation peut ensuite se traduire en surveillances supplémentaires prolongées dans un cadre non plus administratif mais judiciaire (sous forme d’ouverture d’enquête préliminaire ou d’instruction dont l’intéressé.e n’aura pas immédiatement connaissance).
Pour commencer, rappelons tout de même la liste des services concernés par les chiffres qui vont suivre, et qui sont la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), la Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense (DRSD), la Direction du Renseignement militaire (DRM), la Direction nationale du Renseignement et des Enquêtes douanières (DNRED) et l’unité de Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits financiers clandestins (Tracfin), auxquels s’ajoutent les services dits du second cercle, à savoir la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police de Paris (DRPP) ; le Service central du Renseignement territorial (SCRT, ex-RG), la Sous-Direction de l’Anticipation opérationnelle (SDAO) et le Service national du Renseignement pénitentiaire (SNRP). Et précisons aussi que ces chiffres sont bien entendu la partie émergée de l’iceberg, soit ceux inscrits dans le cadre « légal » du contrôle par la CNCTR, et pas la réalité brute dans sa complexité qui est évidemment supérieure.
Porter gravement atteinte à la paix publique
Dans un premier temps, il n’étonnera personne que le nombre de personnes suivies annuellement et officiellement par les services de renseignements ne baisse bas, en étant passé de 22 038 personnes en 2018 à 22 958 en 2021, avec une marge d’erreur que la CNCTR évalue tout de même « à moins de 10 % », puisqu’il s’agit en réalité de ses petits comptes d’apothicaire à rebours, vu que « les demandes tendant à la mise en œuvre de techniques de renseignement sont présentées par technique et non par personne ». Bref, ce qui est un peu plus notable que le nombre global, est la hausse continue des personnes sous surveillance préventive non pas au seul titre du « terrorisme » (30 %), des « intérêts majeurs de la politique étrangère » et du contre-espionnage (20 %) ou de la « criminalité organisée » (25 %), mais d’une catégorie qui monte depuis le mouvement des gilets jaunes et l’agitation autour de l’écologie et du climat, à savoir la « prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions… et des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique » (12 %).
C’est par exemple ce dernier point qui a provoqué quelques titres faussement indignés dans la presse, comme « Renseignement : la hausse des demandes sur l’activisme politique inquiète la commission de contrôle » (Ouest France, 16/6), « Renseignements : la hausse de l’espionnage des milieux politiques et syndicaux alarme la CNCTR » (Huffington Post, 15/6) ou « Renseignement : la commission de contrôle s’alarme de la hausse des demandes concernant l’activisme politique » (Le Monde, 15/6). Ouh là là, se dit-on peut-être, mais de quoi parle-t-on exactement ?
Captations de paroles prononcées à titre privé
& autres joyeusetés
Concrètement, cette vingtaine de milliers de personnes au nombre officiellement plus ou moins constant, ont fait l’objet de près de 89 500 mesures de surveillance, soit une augmentation de + 22% entre 2018 et 2022, ce qui signifie une intensification de la pression mise sur chacun des individus ciblés.
Et quand on regarde les barbants tableaux de la CNCTR au détail, les bonds les plus spectaculaires en matière de techniques employées sont sur cette période les « Accès aux données de connexion en temps réel » (+ 322 %), les « Géolocalisations en temps réel » (+ 110%), les « Recueils de données de connexion par IMSI catcher » (+ 135 %), mais également des techniques d’espionnage qui ne concernent pas que les laisses électroniques volontaires, comme les « Localisations des personnes ou des objets (balisages) » (+ 29%), les « Introductions dans des lieux privés » (+17%), les « Captations d’images dans un lieu privé » (+ 81% de 2021 à 2022) ou les « Captations de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » (+61 %), ce dernier point concernant de façon générale à la fois des lieux clos (domicile, locaux, véhicules), mais aussi les vols de conversations en extérieur (bar, resto, parc, promenades,…). Et également l’activation à distance des micros et caméras présents sur les téléphones portables ou tout autre objet connecté, même éteint, qui est une vieille technique d’écoute que le Parlement est en train de légaliser en dehors des services de renseignement, cette fois pour les procureurs et les juges d’instruction, dans le cadre de la Loi Justice (en son article 3) en cours de vote.
Que chacun se le tienne donc pour dit en termes de responsabilités : lorsqu’on introduit volontairement un tel objet connecté doté de micro et/ou caméra (téléphone portable, babyphone, ordinateur, GPS de voiture, montre connectée, etc.), même éteint, près d’une conversation où des « paroles sont prononcées à titre privé ou confidentiel » et doivent le rester, on devient soi-même un potentiel mouchard d’Etat…
Le cas de la « surveillance des extrémismes violents«
Enfin, on notera que la CNCTR a tenu à ajouter en annexe de son Rapport 2022, deux études de cas pratiques destinées à promouvoir son utilité vis-à-vis de l’insatiable gourmandise des services de renseignement, dont l’une concerne justement le cas « de la surveillance des extrémismes violents ». On vous en livre ici un premier paragraphe, qui a surtout le mérite de mettre en évidence et en creux les critères proposés quotidiennement par les services de renseignement pour justifier une mise en place de techniques de surveillance listées plus haut : « Prise isolément, l’appartenance à une mouvance ou un groupuscule appelant de ses vœux un renversement des institutions, la participation à des manifestations contestataires, l’hostilité affichée envers les valeurs républicaines et l’État français, l’installation de formes communautaires « expérimentales » ne sont pas non plus, en elles-mêmes, suffisantes pour justifier qu’une technique de renseignement soit mise en œuvre sur le fondement de cette finalité. Dans ces différents cas, la CNCTR a estimé qu’en dépit de la radicalité du discours éventuellement prôné par la cible, il existait un trop grand écart entre les capacités d’action de celle-ci et la réalité de la menace d’un renversement des institutions. » (p.80)
Par contre, dans cette même étude de cas sur les « extrémismes violents », la CNCTR ne se prive de vanter sa bienveillance vis-à-vis des services quant à la recevabilité du motif d’ « atteinte portée à la paix publique », qui ne concerne pas que la question des violences physiques ou des intimidations, mais notamment « la prévention d’atteintes à la vie économique du pays, sous forme de sabotage ou d’intrusions violentes dans des implantations industrielles ». Ce qui nous vaut un autre paragraphe plutôt explicite en la matière : « La commission distingue l’inscription de graffiti sur un bâtiment et les dégradations sérieuses dont la gravité montre la détermination de leur auteur et le risque d’une escalade dans la violence… L’atteinte aux biens peut également justifier une surveillance lorsque la personne a participé [selon les services] à des dégradations ayant engendré un préjudice économique, social et financier particulièrement important et compromettant l’exercice normal d’une activité légale (destruction de machines, sabotages d’envergure, etc.). » (p.86)
Les 18 bouffons d’Etat
Pour terminer cette note succincte et certainement inutile sinon à titre de piqûre de rappel, ajoutons que les refus prononcés par la CNCTR sur les demandes d’espionnage des services, se sont montés au chiffre faramineux de… 1% en 2022 (soit 974 sur 89 502), tout en sachant que son avis n’est de toute façon que bêtement consultatif ! Ainsi, lorsqu’une demande émanant de quelque officine du ministère de l’Intérieur est présentée à Matignon (plus précisément au Groupement interministériel de contrôle, GIC), c’est en réalité ce service-là rattaché au Premier ministre qui est chargé de donner son autorisation, mais certes après « entendu » l’avis favorable à 99% rendu par la CNCTR.
Et le plus beau est encore ailleurs, puisque des techniques largement utilisées comme l’interception des données de connexion par IMSI catcher ou l’absorption à distance de données informatiques ne sont quant à elles pas centralisées au sein du GIC/CNCTR (seules le sont les « écoutes » classiques), et directement autogérées sans quota par les serveurs de la DGSI et de la DGSE. Ce qui donne une idée un peu plus réaliste du rôle de bouffons des 18 membres de cette commission-caution du plus froid des monstres froids, et surtout du nombre bien plus vaste d’individus qui bénéficient quotidiennement des attentions préventives de l’Etat en dehors des enquêtes judiciaires.
A bon entendeurs…
Quelques ennemis du meilleur des mondes
25 juin 2023