[Note : la reproduction des deux articles de presse de gôche ci-dessous constitue un complément contre-informatif à l’analyse du rapport annuel de la Commission nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement (CNCTR), qui avait été publiée ici sous le titre Le chiffre du jour : 89 502 mesures d’espionnage préventif.]
En pleine crise des « gilets jaunes », jamais une surveillance aussi massive n’avait été déployée
Le Monde, 10 octobre 2023
Dans « Le Côté obscur de la force », qui paraît chez Flammarion mercredi 11 octobre, le journaliste Vincent Nouzille propose une enquête fouillée sur ce qu’il appelle les « dérives du ministère de l’intérieur et de sa police ». « Le Monde » publie en avant-première des extraits concernant le mouvement social qu’a connu la France en 2018
C’est un secret d’Etat jusque-là bien préservé que nous dévoilons ici : en pleine crise des « gilets jaunes », les services de renseignement français ont mis sur écoute et géolocalisé des milliers de manifestants. Jamais une surveillance aussi massive n’avait été déployée. Jamais autant d’individus en même temps n’avaient été concernés. Jamais de tels moyens techniques n’avaient été combinés pour savoir où des citoyens allaient se rendre, et tenter d’interpeller en amont ceux qui étaient suspectés, à tort ou à raison, de s’apprêter à commettre des violences.
Selon les témoignages de plusieurs responsables de la police et du renseignement, si le cadre légal a été formellement respecté, certaines de ces surveillances ont été décidées et avalisées sur la base de critères flous et dans la précipitation. « C’était la panique au sommet du pouvoir et dans les services, explique une source au ministère de l’intérieur. Le mouvement des “gilets jaunes” se transformait chaque samedi en insurrection. Il fallait sauver la République. Nous avons donc ratissé large (1). »
Au lendemain de la journée du 1er décembre 2018, où la violence est montée d’un cran, notamment à Paris avec le saccage de l’Arc de triomphe et au Puy-en-Velay avec l’incendie de la préfecture, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, et son secrétaire d’Etat, Laurent Nuñez, décident de changer de stratégie. Ils exigent que le dispositif de sécurité soit plus mobile et demandent davantage d’interpellations en amont. Ils souhaitent surtout une surveillance ciblée de toute personne présumée violente. (…)
Les services de renseignement ont déjà dans leurs radars des individus classés à l’ultragauche et à l’ultradroite, beaucoup étant « fichés S » (pour « sûreté d’Etat »). En revanche, la plupart des « gilets jaunes » sont inconnus. Dans les premiers temps, les services peinent à repérer des « leaders » d’un mouvement aussi éruptif que peu organisé. (…) Le préfet de police de Paris, Michel Delpuech, s’inquiète des activistes provinciaux que ses équipes ne connaissent pas et qui risquent de « monter » à Paris pour y semer des troubles chaque samedi.
Face aux risques de désordre qui se propagent, les « gilets jaunes » étant insaisissables et se déplaçant sans arrêt, la donne change. « Nous allons maintenant travailler sur cette nouvelle population », glisse, de manière elliptique, Laurent Nuñez à propos des « gilets jaunes », lors d’une audition au Sénat le 4 décembre. Durant la seule journée du 8 décembre 2018, 724 personnes sont placées en garde à vue dans toute la France, souvent avant même qu’elles ne commencent à manifester. Les samedi 15 et 22 décembre, le même dispositif se reproduit. Les différents services ont commencé leur surveillance de certains manifestants considérés comme potentiellement dangereux. Et cela avec l’aval des plus hautes instances, qui ont donné leur feu vert à l’emploi massif des « techniques de renseignement », les « TR » dans le jargon des initiés. (…)
L’emploi des techniques de renseignement ne peut être justifié que pour la défense nationale, la protection des intérêts majeurs du pays, la lutte contre l’espionnage économique et scientifique, la prévention du terrorisme, du crime organisé et de la prolifération d’armes de destruction massive. Mais elles sont aussi autorisées pour la prévention des « atteintes à la forme républicaine des institutions », de la « reconstitution de groupements dissous » ou des « violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». C’est principalement ce dernier motif – appelé « 5-C » par les spécialistes, et déjà employé lors de l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes au printemps 2018 – qui va être utilisé à grande échelle lors de la crise des « gilets jaunes ».
En décembre 2018, les requêtes de « TR » affluent brutalement (…). Même si les données publiées dans les rapports annuels de la CNCTR [Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement] sont imparfaites, elles donnent un aperçu de cette montée. Les demandes motivées par la « prévention des violences collectives » passent de 6 % de l’ensemble des requêtes en 2017 à 14 % en 2019, ce qui représente une augmentation de 133 % et un cumul de plus de 20 000 demandes en trois ans (2) ! Dans le détail, le compteur des « géoloc », déjà en forte croissance les années précédentes, s’affole, passant de 3 751 demandes en 2017 à 5 191 en 2018, puis à 7 601 en 2019, soit un doublement en deux ans et la plus forte progression des techniques de renseignement. Quant aux écoutes, elles se multiplient aussi sur la même période, passant de 8 758 en 2017 à 12 574 en 2019, soit une croissance de 43 % en deux ans. Globalement, cette surveillance a concerné au moins 2 000 personnes entre fin 2018 et fin 2019. (…)
La pression est telle que le centre d’écoute, basé aux Invalides, doit faire appel à des renforts d’effectifs pour les week-ends. De plus, le nombre de lignes téléphoniques écoutées simultanément a rapidement atteint le maximum autorisé (3) , ce qui a conduit Matignon à rehausser ce contingent en juin 2019 pour atteindre 3 800 lignes, dont 3 050 réservées au ministère de l’intérieur. Les « grandes oreilles » sont employées à grande échelle.
Au siège de la CNCTR, un bâtiment sécurisé caché au fond d’un jardin de la rue de Babylone, dans le 7e arrondissement, la tension est maximale chaque fin de semaine à partir de décembre 2018. (…) « C’était l’enfer. Tous les services voulaient un feu vert dans la soirée de vendredi. La Commission n’avait pas forcément le temps de vérifier les motivations indiquées dans les centaines de demandes », précise un de ses membres, qui n’a pas eu son mot à dire sur ces décisions.
(…) Beaucoup de manifestants ciblés sont ainsi repérés en direct, dans leurs déplacements en voiture, en train, jusqu’à Paris, ou vers d’autres grandes métropoles où se déroulaient des rassemblements importants. Ignorant qu’ils sont géolocalisés grâce à leur téléphone, certains sont interpellés sur les routes, aux péages, dans les gares ou près des lieux de leur résidence. Seize personnes, présentées par la police comme des « black blocs » ou des « ultrajaunes », seront arrêtées à 12 h 30 le samedi 7 décembre 2019, dans une maison louée avenue du Général-Leclerc, au Bouscat, près de Bordeaux, et les locaux perquisitionnés.
Leur localisation a été rendue possible, affirmeront les enquêteurs, grâce à la découverte faite dans la nuit de tags anti-police peints dans le quartier et sur la foi d’« investigations d’environnement » effectuées le matin même. Mais les détails de ces « investigations d’environnement » ne seront pas versés en procédure, car, selon l’officier de police judiciaire chargé de l’enquête, elles « provenaient d’informations classifiées ». Ce qui correspond à des renseignements de surveillance émanant des services.
La géolocalisation permet également de suivre le parcours des « cibles » durant les manifestations. Les trajets sont visualisés en direct sur des écrans. (…) Chaque cible est alors colorée selon son appartenance présumée : rouge pour des cibles de l’ultragauche, bleu pour l’ultradroite. (…)
D’autres « gilets jaunes » font l’objet d’un traçage en direct hors des manifestations habituelles du samedi. Le dimanche 14 juillet 2019, juste avant le défilé traditionnel des armées sur les Champs-Elysées, les services reçoivent des alertes sur la présence de « gilets jaunes » dans les parages, alors que le périmètre a été interdit à toute manifestation sur ordre du préfet de police. Plus grave : ils soupçonnent une attaque contre le président de la République, Emmanuel Macron. Au vu du risque de « trouble grave à l’ordre public », des surveillances téléphoniques sont aussitôt autorisées, pour quelques jours, sur plusieurs cibles, avant d’être levées faute de menaces avérées. Coïncidence ? Ce jour-là, parmi les près de 200 personnes interpellées dans Paris en marge du défilé, trois leaders connus des « gilets jaunes », Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues, sont arrêtés dès le matin aux alentours des Champs-Elysées et placés en garde à vue, avant d’être relâchés dans l’après-midi, une fois les procédures lancées ou classées sans suite. Les techniques de surveillance sont également utilisées de manière intensive pour repérer les manifestants contre le sommet du G7 qui se tient à Biarritz du 24 au 26 août 2019. (…)
La fin du mouvement des « gilets jaunes » en 2020, suivie de la longue crise sanitaire, n’a pas stoppé cette surveillance ciblée. Au contraire. Selon les données de la CNCTR, chargée de filtrer les requêtes des services, les demandes d’écoutes et de poses de balises pour tous types de motifs sont restées stables à un niveau élevé depuis 2020. Celles portant sur des intrusions dans des lieux privés ont fortement augmenté, tout comme celles sur la captation de données informatiques. Quant aux demandes de géolocalisation en temps réel, très prisées lors des manifestations, elles ont continué leur irrésistible ascension, de 7 601 en 2019, jusqu’à 10 901 en 2022, un nouveau record.
Notes de bas de page :
1. Entretiens avec l’auteur. La plupart des sources de ce prologue ont requis l’anonymat, vu le caractère sensible des informations livrées ici. Les dates des entretiens ne sont pas précisées.
2. Nombre des requêtes de TR motivées par les motifs de prévention des violences collectives : 4 226 en 2017 (soit 6 % du total des 70 432 demandes) ; 6 596 en 2018 (soit 9 % des 73 298 demandes) ; 10 296 en 2019 (soit 14 % du total des 73 543 demandes). Source : rapports annuels de la CNCTR.
3. Le contingent d’écoutes était de 3 040 depuis 2017, déjà passé à 3 600 en juin 2018.
Surveillance des citoyens : “On peut se demander si la DGSI
n’est pas trop puissante”
Télérama, 11 octobre 2023
Dans son ouvrage “Le Côté obscur de la force”, le journaliste Vincent Nouzille interroge les méthodes d’espionnage employées par les services de renseignement français. Et pointe du doigt leur manque de contrôle.
Votre enquête s’ouvre sur l’épisode des Gilets jaunes, qui a fait entrer la France dans un nouveau paradigme de la surveillance. Que s’est-il passé ?
Quand elle éclate fin 2018, cette crise surprend le gouvernement. Même si certains services avaient alerté d’une activité sur les réseaux sociaux dès l’été, le pouvoir est pris de court. Les trois premières manifestations, à partir du 17 novembre, se passent très mal au niveau du maintien de l’ordre, elles sont ponctuées d’incidents graves — on pense notamment au saccage de l’arc de Triomphe —, qui sont perçus comme une menace directe contre l’Elysée.
De retour d’un voyage officiel en Argentine, Emmanuel Macron dit « [qu’il] ne veut plus voir ça » . Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, convoque ses chefs de service et acte un changement de paradigme, à la fois sur le maintien de l’ordre (plus d’effectifs), sur le volet judiciaire (davantage d’interpellations) mais aussi, de manière secrète sur la surveillance. Jusque-là, chaque service — renseignement territorial, DGSI, préfecture de police, gendarmerie — gère ses affaires. Ils connaissent bien l’extrême gauche et l’extrême droite, pas du tout les Gilets jaunes. Dès lors, la consigne est donnée d’identifier les leaders, mouvants, et de les serrer de près. Il y a d’abord quelques réticences, notamment au sein du renseignement territorial, qui ne veut pas revenir dans le champ de la surveillance politique, abandonnée en 2008 au moment de la disparition des Renseignements généraux (RG). Castaner me confie qu’il est obligé de taper du poing sur la table mi-décembre, et dès la fin du mois, on note une très nette augmentation des demandes.
Comment une telle espionnite a-t-elle pu être mise en œuvre ?
La loi renseignement de juillet 2015 est venue donner de nouveaux outils et un cadre légal aux services pour employer toute la palette des techniques de renseignement : écoutes, accès à des données de connexion, intrusion, pose de balises, géolocalisation en temps réel. Ces « TR », comme on les appelle dans le jargon, visent d’abord le terrorisme, mais après les manifestations contre la loi travail en 2016 ou la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, l’emploi de ces techniques a été de plus en plus fréquent.
Les écoutes traditionnelles, ou interceptions de sécurité, augmentent très fortement en 2018 et les autres ont, quant à elles, littéralement explosé. Situé sous les Invalides, le Groupement interministériel de contrôle pouvait par exemple voir sur des écrans la position des téléphones suivis, visualisés avec des points de couleur en fonction de leur appartenance politique présumée. Imaginez : on est passé de 1 040 demandes de géolocalisation en 2015 à 7 600 en 2019, pour atteindre les 11 000 aujourd’hui.
Un de vos interlocuteurs au ministère de l’Intérieur vous dit que les services ont pris goût à ces nouveaux moyens très intrusifs, et qu’ils « ne peuvent plus s’en passer » . Faut-il craindre qu’ils soient utilisés contre d’autres cibles, les mouvements écologistes par exemple ?
Ce qui est le plus inquiétant, c’est l’extension du déploiement d’outils de surveillance dans le cadre de procédures administratives, sans contrôle d’un juge judiciaire. Certes, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), l’autorité indépendante chargée de valider les demandes des services [présidée par l’ancien secrétaire général du gouvernement Serge Lasvignes, ndlr], a un peu resserré les boulons, et s’est même émue du risque de surveillance des activités militantes dans son dernier rapport d’activité . Mais elle n’a bloqué que 300 demandes pour 10 000 validations – 3 % de refus, ça reste marginal.
Il faut aussi relever une évolution importante : cette année, les critères de surveillance ont été modifiés par la CNCTR. Désormais, cette possible surveillance ne vise plus seulement les individus soupçonnés de violences contre les personnes, mais également qui pourraient menacer des biens, c’est-à-dire pouvant conduire à des dégradations importantes ou à des sabotages. Cela fait suite à la première manifestation contre les méga-bassines à Sainte-Soline fin octobre 2022, puis à l’intrusion dans la cimenterie Lafarge de Bouc-Bel-Air en décembre. Les services de renseignement, qui ont beaucoup poussé pour cette modification de doctrine, tout comme le cabinet du ministre, sont ravis que la Commission ait accédé à leurs demandes. Ça change beaucoup de choses : selon mes informations, au moment de l’action d’ Extinction Rébellion et d’Attac à l’aéroport du Bourget en septembre dernier, la commission avait refusé d’accéder aux demandes des services, et la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) avait dû se contenter de filatures et de planques. Ces règles ont changé : c’est désormais possible.
Est-ce qu’il y a une faillite du contrôle ?
Il y a un cadre légal et des outils de contrôle. Ces outils sont-ils à la hauteur ? Non. Bénéficient-ils de moyens humains et financiers suffisants ? Probablement pas. Le fait que la Commission avalise la quasi-totalité des demandes des services peut, au choix, être interprété comme une marque de confiance ou le signe qu’elle laisse tout passer. Les services ont tout pouvoir, jouissent d’un attirail technique impressionnant. Et si la CNCTR souligne — plutôt à raison — sa vigilance, elle avoue qu’elle n’a pas réellement accès à toutes les données collectées. Quand ses membres se rendent au siège de la DGSI à Levallois, ils ont trois heures pour examiner des téraoctets de données. Lors des débats autour de la dernière loi de programmation militaire, en juillet, la commission a tenté de négocier un accès direct et immédiat à ces données : au dernier moment, l’amendement a sauté en commission mixte paritaire. Il est pourtant urgent de renforcer les outils de contrôle, y compris au niveau du Parlement.
Est-ce à dire que la DGSI est trop puissante ?
On peut se poser la question. Elle est considérée comme un outil formidablement efficace pour lutter contre le terrorisme, ses moyens humains et techniques sont redoutables, mais ils peuvent être dévoyés. Il y a eu ces dernières années une surenchère technologique qui n’a pas été accompagnée par des contre-pouvoirs, et il existe donc un risque que le service se transforme en boîte noire. La France a quand même été à deux doigts d’acheter le logiciel espion Pegasus , finalement écarté par Emmanuel Macron pour des questions de souveraineté nationale. Ce mirage techno-sécuritaire, les services savent très bien l’agiter devant les responsables politiques en promettant des résultats.
Cette évolution est-elle également liée à l’organisation du ministère, sa bunkérisation ?
Chacune des grandes directions est très compartimentée et gère ses affaires comme elle l’entend. Ça a enkysté le ministère et facilité une gestion très autonome, d’autant plus que les ministres — hormis Darmanin qui vient de fêter ses trois ans au poste — ne durent pas. Sur la question des « subversions violentes », il y a bien eu une tentative de coopération, des réunions interservices pilotées par le renseignement territorial. C’est là que le mélange s’opère : puisqu’on a mis à la table des discussions les services en charge de l’antiterrorisme, ils plaquent leur grille de lecture. L’expression d’ « écoterrorisme » utilisée par Gérald Darmanin ne doit à ce titre rien au hasard. Mais le plus ahurissant, c’est d’entendre Didier Lallement, le préfet à poigne, symbole de l’ordre, critiquer ouvertement lors d’un entretien « un ministère de la sécurité d’État » dérivant vers un modèle autoritaire…