Les bouffons constitutionnels et les mouchards électroniques

Il y a quelques jours, entre l’adoption définitive de la loi dite « Plein emploi » (avec ses 15 heures d’activité hebdomadaire obligatoire pour les bénéficiaires du RSA) et celle en cours d’examen contre les immigrés et les demandeurs d’asile *, les progressistes en toge et en cravate ont fini par trouver un petit motif de satisfaction. Ouf, enfin une victoire des libertés formelles sur la raison d’Etat, enfin de quoi continuer à défendre coûte que coûte les institutions de la domination, qui après tout comportent aussi quelques garde-fous bien méritoires contre l’injustice.

C’est en effet jeudi 16 novembre que le Conseil constitutionnel a rendu sa décision à propos de la fameuse « loi Justice » du 11 octobre dernier, en décidant notamment d’invalider l’article 6 qui permettait l’activation à distance judiciaire de tout appareil électronique à l’insu de son possesseur, afin de procéder à des sonorisations et des captations d’images par les flics. Ce qui nous donne d’un côté un président du Conseil national des barreaux de France se disant «particulièrement satisfait », et d’un autre la déception du syndicat policier Alliance, qui attendait impatiemment de pouvoir mettre en œuvre « cette disposition de bon sens et primordiale pour lutter contre la moyenne délinquance comme contre le haut du spectre de la criminalité». Voilà pour le spectacle démocrate.

Sauf que comme souvent, les choses ne sont pas si simples dans un monde où le campisme en tout genre semble avoir pris le dessus sur toute capacité de réflexion autonome. Le chef des avocats est content, le chef des flics fachos est dégoûté, et tout le monde peut donc aller se recoucher, ou bien ?
Tout d’abord, on peut remarquer que nombre d’autres mesures ont a contrario été validées et ainsi gravées dans le marbre par le conseil constitutionnel, comme l’extension des possibilités de perquisition de nuit (21h-6h) dans le cadre de la flagrance, l’introduction de la visio en garde-à-vue (y compris sans consentement de l’intéressé.e) pour consulter un médecin ou avoir accès à un interprète, l’incarcération provisoire pour un mis en examen qui vient d’être arrêté même si c’est à l’inverse un placement en résidence surveillée couplé à un bracelet électronique qui a été décidé par le juge… et ce le temps infini de l’étude de faisabilité technique, et plus généralement un budget du ministère de la Justice qui passe de 9,3 à 11 milliards d’euros avec embauche conséquente de 10.000 bourreaux supplémentaires sur cinq ans (matons, juges et compagnie), ainsi que l’augmentation de la construction de nouvelles prisons (portant le programme « 15 000 places » à 3000 de plus d’ici 2027).

Venons-en ensuite aux paragraphes invalidés de cet article 6, qui autorisaient donc les flics (dans le cadre d’une instruction sous l’égide d’un juge mais aussi d’une simple enquête préliminaire sous l’égide du procureur), à activer à distance tout appareil électronique à l’insu de son possesseur, afin d’en capter sons et images. Était ainsi concerné tout objet numérique disposant d’un micro et/ou d’une caméra, allant des baby phone, assistants vocaux, GPS de voiture, casque de musique, jouet ou montre connectée, jusqu’aux smartphones, tablettes et autres ordinateurs. Un progrès notable pour les enquêteurs, qui devait venir compléter la parfois besogneuse pose physique de micros et de caméras dans les domiciles ou étendre les banales écoutes téléphoniques, et ceci dans le cadre d’affaires catégorisées comme « relevant de la délinquance ou de la criminalité organisées ». Sans oublier que puisqu’il paraît qu’on est jamais aussi bien servi que par soi-même, députés et sénateurs avaient même prévu quelques exceptions de bon aloi, comme le fait de ne pas pouvoir procéder de la sorte sur… les membres du Parlement, les magistrats, les avocats, les journalistes, les huissiers, les notaires et les médecins !

Quant au fond, le motif de l’inconstitutionnalité de cette mesure législative a été qu’elle ratissait un peu trop large au vu de son caractère intrusif, c’est-à-dire qu’elle ne se contentait pas uniquement de viser les seuls ennemis de l’Intérieur et autre « haut du spectre de la criminalité » en même temps que leurs proches. En gros, le gouvernement a été un peu trop gourmand sur ce coup-là. Sous la plume obscène des gardiens du Droit suprême, cela donne alors le raisonnement suivant : « en permettant de recourir à cette activation à distance non seulement pour les infractions les plus graves mais aussi pour l’ensemble des infractions relevant de la délinquance ou de la criminalité organisées, le législateur a permis qu’il soit porté au droit au respect de la vie privée une atteinte qui ne peut être regardée comme proportionnée au but poursuivi », notamment « dans la mesure où elle permet l’enregistrement, dans tout lieu où l’appareil connecté détenu par une personne privée peut se trouver, y compris des lieux d’habitation, de paroles et d’images concernant aussi bien les personnes visées par les investigations que des tiers. »

Cependant, si cette captation d’images et de sons à distance sur tout appareil muni de tels capteurs vient d’être invalidée le 16 novembre, rappelons que c’est uniquement dans le cadre des enquêtes judiciaires, auxquelles la « loi Justice » entendait offrir plus de possibilités d’investigation et de flicage. Car ce que les démocrates béats et occasionnellement outrés font ici mine d’oublier, c’est que ce même déclenchement à distance des caméras et micros de baby phone, visiophone et autres laisses électroniques est non seulement déjà autorisé, mais aussi pratiqué hors cadre judiciaire et au quotidien par « les services de renseignement », comme l’avait ironiquement seriné le ministre de la Justice lors des débats parlementaires, ajoutant en outre que même dans le cadre judiciaire, il ne s’agissait au fond que d’une modernisation de la « vieille technique » de micros ou de caméras posés chez des suspects, qui pour sa part n’était plus contestée depuis longtemps.

Mais ce n’est pas tout, puisque les neuf bouffons constitutionnels ont en réalité décidé de trancher la poire en deux, en validant à l’inverse un autre paragraphe de ce fameux article 6 de la « loi Justice » : celui qui permet non pas sonorisation et captation d’image à partir de n’importe quel appareil électronique connecté, mais cette fois « la géolocalisation à distance et en temps réel » à partir de ces mêmes appareils plus anodins, pourvu qu’un individu soit soupçonné dans une enquête préliminaire ou une instruction d’une infraction « punie d’au moins 5 ans d’emprisonnement ». Car dans ce cas, bien entendu, « les dispositions contestées, en tant qu’elles autorisent l’activation à distance d’appareils électroniques aux seules fins de géolocalisation, ne méconnaissent pas le droit au respect de la vie privée. »

Au final, et malgré le petit air de victoire claironné par les citoyennistes du haut de leurs pantoufles, la donne réelle reste la suivante : les services de renseignement utilisent déjà comme ils le veulent/le peuvent la géolocalisation, la sonorisation et la captation d’images à distance à partir de tout appareil électronique connecté, tandis que procureurs et juges pourront aussi emprunter cette même voie en matière de géolocalisation en temps réel (sans plus se contenter des seuls téléphones mobiles), dans le cadre d’une partie de leurs enquêtes judiciaires.

On savait déjà que les téléphones étaient des mouchards permanents (de soi mais aussi des autres qui se trouvent à portée de micro ou de caméra). Qu’on se le tienne donc désormais pour dit à propos de n’importe quels autres « appareils électroniques » domestiques ou ludiques munis de tels capteurs (ou de GPS), même éteints, puisque la question concerne ici justement leur activation non consentie à distance par les flics et leurs prestataires.

A bon entendeurs…

Quelques ennemis du meilleur des mondes
19 novembre 2023

* Note : après son adoption au Sénat le 14 novembre et avant examen en décembre à l’Assemblée nationale, le projet de loi « Asile et immigration » comporte notamment les mesures suivantes : fin de l’automaticité de la naturalisation par le droit du sol ; durcissement du regroupement familial et de l’accès aux titres de séjour ; suppression de l’aide médicale d’Etat (AME) au profit d’une aide médicale d’urgence (AMU) ; suppression de certaines prestations sociales (comme les APL) aux étrangers présents en France depuis moins de cinq ans ; rétablissement du délit de séjour irrégulier ; augmentation des moyens de placement en rétention des demandeurs d’asile ; retrait du titre de séjour en cas de non-respect des « principes de la République » ; exclusion des personnes sans titre de séjour du droit à l’hébergement d’urgence, …