[Depuis le 21 septembre, 850 000 habitants des quartiers pauvres et périphériques de Madrid ne sont autorisés à quitter un périmètre fixé par les autorités que pour se rendre au travail, chez le médecin ou accompagner les enfants à l’école. L’entrée et la sortie de ces quartiers bardée de check-points policiers est ainsi interdite sauf pour ces raisons-là (avec les parcs et jardins publics fermés à l’intérieur, et les magasins et restaurants ouverts en capacité réduite). Cette mesure de ségrégation des quartiers pauvres a ensuite été étendue à 167.000 habitants supplémentaires, portant le total à plus d’un million de madrilènes, et depuis vendredi 2 octobre 22h, c’est l’ensemble de la capitale et neuf communes environnantes qui sont ainsi bouclées pour deux semaines… sauf pour aller travailler ou se rendre chez le médecin (avec blocage des sorties de la ville, limitation des réunions à six personnes, affluence réduite de 50 % dans les commerces et les restaurants et leur fermeture à 23 heures).
Après une première manifestation contre le reconfinement des quartiers pauvres dès le 24 qui a fini devant l’Assemblée de Madrid à Puente de Vallecas, avec plusieurs tabassages et arrestations, une seconde était organisée dès le lendemain en solidarité avec les arrêtés de la veille. Récit d’une pacification provisoire du conflit avec un texte anarchiste traduit de l’espagnol.]
Quand la police se met en survet’
25-09-2020, Chronique d’une manifestation trahie
traduit de l’espagnol de ContraMadriz, 29 septembre 2020
Le 25 septembre dernier, un groupe de personnes s’est rendu devant l’Assemblée de Madrid [instance qui dirige la région autonome de la capitale] suite à un appel à la solidarité avec des camarades arrêtées lors du rassemblement du jeudi 24 au même endroit.
En arrivant, on respirait une ambiance combative et de rage. La manifestation semblait sortir des marges auxquelles nous sommes habitué-e-s, de la normalité et de la légalité. Il semblait qu’elle comptait sans présence policière, bien que celle-ci pouvait arriver à n’importe quel moment, mais cela n’importait pas, nous étions prêt-e-s à les affronter.
Lorsque les premiers fourgons sont apparus, différents groupes ont tenté de mettre des containers à ordures au milieu de la rue pour les affronter, mais des dirigeants auto-proclamés ont commencé à s’en prendre aux personnes qui essayaient de créer le conflit. A ce moment, nous avons commencé à nous rendre compte que la manif était en train d’être menée loin de la police et des grandes artères où nous aurions pu avoir plus de visibilité, d’incidence et de capacité pour déranger nos ennemis.
Ensuite, au passage devant le commissariat, des personnes ont tenté de l’attaquer en affrontant d’abord le cordon de police qui le protégeait, mais de nouveau les dirigeants auto-proclamés ont agi en pompiers en faisant pression sur la manifestation pour qu’elle se poursuive sans tenir compte de cette situation, comme si nous étions leur troupeau.
La manifestation a fini par continuer en direction de l’avenue Albufera. Beaucoup d’entre nous attendions cela avec envie. Enfin, nous étions dans une rue principale pleine d’agences immobilières, de banques et autres responsables directs de la gentrification et d’autres problèmes sociaux de notre quartier. Nous avions enfin l’opportunité de détruire leurs temples, de perturber et de rendre inconfortable leur existence dans nos rues, et nous avions même l’opportunité de descendre la Albufera et de nous approcher de la frontière que la police et le gouvernement nous ont imposée avec leurs mesures de ségrégation [les check-points policiers liés au confinement du quartier]. Cependant, à peine avions-nous commencé à entrer dans la rue, voilà que les dirigeants ont à nouveau fait un cordon pour veiller à la tranquillité de la Albufera, un cordon tout à fait semblable à celui de la police pour protéger le commissariat, et ils sont allés jusqu’à menacer des compagnonnes qui remettaient leur manière d’agir en question.
A ce moment-là, nous avons toutes compris les intentions de ceux qui manipulaient la manifestation, faire une marche massive et pacifique qui leur apporte de jolies photos pour leur future carrière politique. C’est ainsi qu’a été enterrée la combativité de la manifestation et que s’est évanouie toute opportunité de créer du conflit.
A la fin de la manif nous avons pu voir, surprise !, les mêmes gueules de dirigeants auto-proclamés qui avaient guidé la manifestation, prononçant à présent un discours sur un ton triomphant à propos des horribles scènes que nous venions de vivre. Pour nous, leur victoire était une trahison. Ce qui est apparu clairement, c’est leur soif de pouvoir et de protagonisme, et la légitimité dont ils se parent pour décider de la réponse que des milliers de personnes pourraient donner face à la violence policière. Mais la rue est aussi à nous et nous n’acceptons les ordres d’aucun politicien ou flic ; en costume, en uniforme, ou en survet’ Adidas [NdT: référence aux petits chefaillons gauchistes].
La première chose que nous souhaitons retenir après cette chronique, c’est la tendance existant à la manipulation des masses, au contrôle des protestations, ainsi qu’à la contention et à l’étouffement des révoltes. A des moments de crise et d’instabilité politique, il nous semble tout aussi important d’apprendre à affronter la police que d’affronter et de nous défendre de ce genre de groupes politiques. Nous avons déjà vécu ces situations par le passé, quand dans les secondes Marches de la dignité [en 2019, après celles de 2014], avec leur trajectoire de conflictualité dans la rue maintenue au fil du temps, est apparu un cordon de dirigeants auto-proclamés pour défendre la rue Génova, afin que le meeting de l’organisation politique du moment puisse se dérouler sans encombre. Cela suppose un moment clef dans un processus social et historique où l’État espagnol s’est repacifié au cours des dernières années, alors que les conditions de vie sont encore plus misérables aujourd’hui. Et ces situations se sont répétées à différents moments et dans différents contextes. Nous devons cesser de les voir comme un fait isolé répondant à des circonstances concrètes et leur donner le nom qu’elles méritent. Pour nous qui luttons pour la révolte et la rupture avec l’existant, il est de base de s’affronter à ces dirigeants politiques.
Il nous paraît curieux et ironique d’avoir à vivre dans une manifestation anti-répressive ces comportement répressifs, non seulement de par le contrôle exercé sur les personnes, mais aussi du fait de la criminalisation de la dissidence. Nous n’en pouvons plus d’entendre le discours sur les infiltrés [c’est-à-dire celui des gauchistes et citoyennistes dénonçant les individus plus speeds et matossés comme des flics en civil], niant tout type de conflit réel. Le pouvoir invisibilise et punit de la même manière toute position antagonique, c’est pourquoi le discours des «infiltré-e-s» est pour nous répressif. Il nie une position politique et des stratégies qui ont leur propre histoire et font partie des mouvements sociaux.
Nous vivons dans une société soumise au contrôle social, c’est pourquoi nous considérons tout aussi nécessaire d’attaquer et de nous prémunir de la répression entre compagnonnes. C’est la raison pour laquelle nous décidons de nous masquer, pour frapper tout ce qui jour après jour nous nie en tant qu’individus libres, tous les responsables de la gentrification et de la misère du quartier, ceux qui ont torturé les compagnonnes arrêtées. Parce que les raisons ne manquent pas, nous considérons l’attaque comme nécessaire comme instrument pour rendre tous les coups qu’ils nous ont donnés.
Nous ne croyons pas à des manifestations dirigées par des groupes politiques, pas plus que nous ne croyons au «consensus» qu’ils prétendent nous imposer. Pour nous, les protestations doivent être incontrôlables et nous envisageons leur structuration au travers de groupes d’affinité qui nous apportent la sécurité et l’autonomie pour l’action. Nous comprenons que les gens aient différentes stratégies, mais il nous semble inadmissible qu’un groupe politique s’octroie la légitimité de contrôler une masse de milliers de personnes. Nous pensons que toutes les participantes à cette manifestation venaient comme nous avec leurs propres critères et leurs groupe de potes avec qui agir selon leurs inclinaisons. Nous avons passé la moitié de la manif à penser que les flics monteraient à l’affrontement à n’importe quel moment, et au final nous avons découvert que la police savait qu’elle n’avait pas besoin de venir, puisqu’ils s’étaient accordés sur le contrôle de la manifestation par ses propres organisateurs.
Nous acceptons les stratégies pacifiques et purement démonstratives à l’intérieur d’une multiplicité et de la diversité. Ce que nous n’acceptons pas, c’est la répression et la condamnation, tout comme nous n’acceptons pas le pacifisme comme discours hégémonique. Nous pensons que le pacifisme part d’une position privilégiée de ceux qui n’ont pas besoin d’affronter cette misère et cette conflictualité dans leur quotidien. Dans d’autres lieux et circonstances, les gens ne peuvent pas choisir le pacifisme, des millions de personnes affrontent au jour le jour et sans avoir le choix les conflits que génèrent les intérêts du «premier monde ». Certaines personnes affrontent sans l’avoir choisi le harcèlement et la violence policière quotidienne. Réprimer la rage de toute une manifestation pour éviter de prendre des coups ne peut partir que du privilège et nous condamne en plus à la perpétuation de la misère et à l’enlisement des luttes à l’intérieur des marges de ce qui est permis. Ces attitudes condamnent aussi le quartier à la misère qu’il vit déjà.
Il est curieux que ces comportement autoritaires s’exercent au nom «du quartier». Certaines personnes pensent que défendre notre quartier, c’est laisser les poubelles à leur place et la manifestation loin de la police, des banques, des agences immobilières, etc. Pour notre part, nous pensons que quand nous luttons pour «notre quartier» nous ne luttons pas pour lui tel qu’il est. Nous ne voulons pas d’un territoire dominé par le capitalisme et les politiques du gouvernement aux manettes. Nous voulons un quartier dans lequel nous soyons capables de mettre les flics en échec, dans lequel nous soyons capables de représenter un problème pour ceux qui veulent ouvrir une succursale ou une salle de machines à sous. Et nous pensons que cela n’est possible que par l’offensive. «Le quartier» en tant que concept abstrait qui ne nous unit que par la proximité dans laquelle nous vivons ne nous sert pas à grand chose. Vallekas est aussi habité par des fascistes, des flics et des entités capitalistes. C’est pourquoi la part d’unité et de convivialité dont on prétend faire l’éloge, perd tout son sens si elle ne se fait pas en partant de la conflictualité contre la présence de nos ennemis sur notre propre territoire, pour autant que nous prétendions réellement vouloir le faire «notre».
Notre proposition est le conflit, et nous serons dans les rues pour attaquer le pouvoir à chaque occasion que nous aurons, avec ou sans crise, avec ou sans pandémie. Contre toute autorité et pour une lutte sans leaders politiques ni concessions avec le pouvoir.
Ni commander, ni obéir. Pour l’anarchie et la révolte.
Quelques anarchistes