[Il y a un peu moins d’une semaine, lundi 20 octobre, le ministre de la Justice Gerald Darmanin a annoncé lors d’une visite au tribunal de Nanterre que son projet de loi « Sure » (pour Sanction utile, rapide et effective) contiendra notamment la possibilité pour les enquêteurs d’aller piocher dans les données d’entreprises privées spécialisées dans les tests ADN récréatifs, dits de « généalogie génétique ».
Cela viendrait en fait légaliser une technique policière officieuse et borderline, déjà en vigueur dans certains services à propos desdits « cold case », et qui est évidemment vouée à se généraliser (bien qu’elle serait réservée dans un premier temps aux cas de « meurtres, viols, enlèvements » selon le ministre). Il existe en effet « plus de 50 000 traces au Fnaeg [fichier national automatisé des empreintes génétiques] (…) qui ne trouvent pas d’auteur parce que nous ne connaissons pas les ADN des personnes », a-t-il justifié de façon générale en conférence de presse.
Concrètement, les pandores pourront bientôt comparer -sans risque d’invalidation juridique- une trace génétique inconnue en France avec l’ensemble des vastes bases de données américaines, qui comprennent des dizaines de millions d’ADN d’individus du monde entier (dont environ 2 millions de ‘Français’), cédés volontairement à des sites qui proposent des tests récréatifs à des personnes curieuses de leurs origines. Et de là… retrouver non pas directement l’ADN de la personne recherchée, ce serait un hasard trop facile, mais celui de membres de sa famille qui ont un ascendant commun et donc un bout d’ADN commun avec elle, jusqu’aux cousins du 3e degré, et ainsi resserrer de proche en proche l’étau vers l’identification de la cible à qui appartient l’ADN inconnu initial.
Si cela vous paraît incongru, voici ci-dessous trois articles de mars à octobre 2025 (dont l’un plus scientifique), on ne peut plus éclairants sur les dernières avancées en la matière, avec des exemples d’exploitation de « généalogie génétique » déjà validée par des juges d’instruction…]
La nouvelle “arme fatale” des policiers pour résoudre des cold cases : le pari risqué de la généalogie génétique
Cellule d’investigation de Radio France, 29 mars 2025 (extrait)
En pleine expansion aux États-Unis, cette technique ADN est en train de révolutionner les enquêtes policières. Jusqu’ici interdite en France, elle intéresse au plus haut point les enquêteurs tout en posant des questions éthiques et juridiques.
“Police !”. Le 13 décembre 2022, le réveil est brutal pour Bruno L. et sa compagne. Au petit matin, des hommes de la BRI, la Brigade de recherche et d’intervention, forcent la porte de leur maison, à Courtry en Seine-et-Marne. Ils montent rapidement au premier étage et trouve le couple dans leur chambre. C’est lui qu’ils recherchent. Un homme de 62 ans, retraité, ancien animateur dans le social. “A ce moment-là, il y a de la fébrilité, se souvient le commissaire divisionnaire Franck Dannerolle. “On cherche à identifier dans son attitude quelque chose qui pourrait le trahir”. Bruno L. est soupçonné d’être un violeur en série, celui qui a été surnommé dans la presse “le prédateur des bois”. Un homme qui a enlevé et violé 5 jeunes filles et jeunes femmes entre 1998 et 2008, en laissant à chaque fois son ADN.
Malgré les portraits robots dressés, les enquêtes de voisinage, les recherches poussées sur les véhicules utilisés, policiers et gendarmes ne parviennent pas à identifier “le prédateur des bois”. L’ADN qu’il laisse sur chaque scène de viol ne correspond à rien dans le FNAEG, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. (…) L’année 2016 est un tournant. L’affaire risque d’être classée et la juge d’instruction en charge du dossier décide de relancer les investigations, en lien avec Philippe Guichard, alors patron de l’OCRVP, l’Office central pour la répression des violences aux personnes, comme le révèle Le Parisien. “Qu’on ne mette pas tous les moyens pour trouver l’identité de violeurs ou d’assassins, ça m’est insupportable”, confie le policier dont les équipes vont reprendre l’affaire depuis le début. “Cinq fois de suite, on a retrouvé un ADN. Et cet ADN, il faut réussir à le faire ‘parler’”. La police demande aux 194 pays membres d’Interpol de comparer cette trace avec leurs propres fichiers. Les États-Unis sont plus précisément ciblés, en 2021. “On a sollicité le FBI pour qu’ils nous aident sur ce dossier”, se rappelle Philippe Guichard. “J’espère alors que les Américains vont trouver des solutions avec leurs techniques… Que l’on connaît évidemment”. C’est à la généalogie génétique que pense alors le patron de l’OCRVP. Une technique interdite en France mais qui donne des résultats spectaculaires aux États-Unis depuis quelques années.
L’ADN, “un phare qui éclaire tous les membres de votre famille”
C’est vers le début des années 2000 que naissent les entreprises de généalogie génétique, MyHeritage, 23&Me ou encore GEDMatch. Elles promettent dans leurs publicités “d’explorer votre arbre généalogique”, “d’en savoir plus sur vos ancêtres” ou “d’identifier votre origine ethnique”. Pour cela, il faut envoyer leur envoyer votre ADN.
Ces tests ADN dits “récréatifs” indiquent par exemple, de manière plus ou moins fiable, si vous êtes à 10% Chinois ou à 20% Espagnol. Par comparaison avec les autres ADN présents dans leurs bases, ces entreprises peuvent aussi vous mettre en lien avec de la famille proche ou très éloignée. “À ce stade, près de 50 millions de personnes, surtout aux États-Unis, ont réalisé ce type de tests”, analyse le généticien Yaniv Erlich, ancien directeur scientifique de MyHeritage. Dans une étude publiée dès 2018 dans la revue Science, il a montré comment les bases de données collectées par ces entreprises pouvaient permettre d’identifier une grande partie de la population américaine. “Si vous êtes dans ma base de données, vous êtes un peu comme un phare qui éclaire tous les membres de votre famille”, explique l’ancien professeur associé de l’université de Columbia, à New-York. Puisque nous partageons une partie de notre ADN avec nos frères, nos sœurs et même nos cousins très éloignés, nous pouvons permettre, en faisant un test, de les identifier. “Est-ce que vous connaissez vos cousins au quatrième degré ? Moi je n’en connais aucun ! Mais ils sont toujours là, dans mon ADN. Je peux encore les détecter”. Selon le professeur Erlich, il suffit en fait de posséder l’ADN de 1% d’une population totale d’un pays pour pouvoir tracer tout le monde. “Aux États-Unis, il y a eu suffisamment de tests désormais pour pouvoir retrouver presque toute la population”.
Des résultats spectaculaires aux États-Unis
La police américaine identifie rapidement le potentiel de la généalogie génétique pour résoudre des enquêtes et en 2018, pour la première fois, un “cold case” est résolu. “Pendant plus de 40 ans, d’innombrables victimes ont attendu que justice soit faite, déclare solennellement Anne-Marie Schubert, procureure de Sacramento, lors d’une conférence de presse en Californie, en avril 2018. “À Sacramento, en 1976, c’était le temps de l’innocence. Personne ne fermait sa porte à clef. Les parents laissaient leurs enfants jouer dehors. Tout a changé”. Pendant près de 10 ans dit-elle, “12 meurtres et 50 viols” sont commis en Californie par un homme surnommé le “Golden State Killer”, le tueur de l’Etat d’or [le surnom de la Californie]. Ce jour-là, Anne-Marie Schubert pose un nom sur ces crimes : Joseph James DeAngelo. Il a été confondu par son ADN ou plutôt… par l’ADN de membres de sa famille. “Nous avons utilisé un échantillon d’ADN prélevé sur une scène de crime en toute légalité, raconte le policier Paul Holes qui travaillait depuis longtemps sur ce dossier. “Je l’ai téléchargé sur le site de l’entreprise GEDmatch. Il n’y avait rien qui indiquait que c’était une pratique qui pouvait leur poser problème”. À aucun moment, Paul Holes ne prévient GEDmatch de ce qu’il est en train de tenter. Il se fait passer pour un utilisateur classique. « GEDmatch n’avait pas imaginé que les forces de l’ordre pourraient utiliser leur site. J’ai fait finalement ce que le grand public peut faire… et ça a marché”, constate le policier.
Des “témoins génétiques”
En partant des membres de sa famille, les enquêteurs finissent, après de longues investigations, par remonter jusqu’à Joseph James DeAngelo. Passé l’effet de surprise, et devant l’inquiétude de ses utilisateurs, GEDmatch propose dès 2019 à ses utilisateurs de choisir clairement. Êtes-vous d’accord, oui ou non, pour que la police se serve de vos données dans le cadre d’enquêtes sur des crimes violents ? “Nous avons constaté que nos utilisateurs sont très favorables à cette idée, assure Tom Osypian, directeur associé chez GEDmatch. L’année dernière, près de 80 % des nouvelles personnes qui ont téléchargé leur ADN ont choisi d’être ce que nous appelons des “témoins génétiques ».
Certaines plateformes collaborent ouvertement avec la police. D’autres se montrent plus réticentes. Mais la machine est lancée et cette technique d’enquête se répand largement aux États-Unis. “C’est un outil extraordinaire. On a eu depuis des tonnes de succès, s’enthousiasme l’ancienne procureure de Sacramento, Anne-Marie Schubert interrogée par la cellule investigation de Radio France. Presque tous les cas qu’on avait sur notre liste ont été résolus, parfois à une vitesse incroyable. Si on arrive à convaincre les gens de mettre leur ADN sur ces sites, la généalogie génétique a la capacité de résoudre 90% des crimes violents, quand vous avez de l’ADN !”. Une étude canadienne, menée entre 2018 et 2024, a listé plus de 650 affaires résolues avec cette technique en seulement six ans.
La protection de nos données personnelles en question
Aux États-Unis, cette utilisation de la généalogie génétique par la police ne fait pas l’unanimité. Des universitaires s’interrogent sur cet instrument extrêmement puissant désormais aux mains des forces de l’ordre. La presse questionne aussi régulièrement la légalité de son utilisation.
En France, où l’ADN est considéré comme une donnée sensible et donc à protéger, les entreprises de généalogie génétique sont purement et simplement interdites. Réaliser un test à des fins “récréatives” est même passible d’une amende de 3750 euros. “La réalisation de tests génétiques est prévue dans des cas très particuliers”, rappelle Hélène Guimiot, chef du service Santé de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés. “Dans le cadre médical par exemple, lors de la prise en charge d’un patient ou pour faire de la recherche dans le domaine de la santé”.
“Les entreprises qui proposent ces tests sont des entreprises privées, met en garde Erik Boucher, lui aussi spécialiste des questions de santé, à la CNIL. Cet ingénieur pointe les risques qui pèsent sur nos données personnelles : revente à des laboratoires pharmaceutiques ou piratage. “L’une des plus importantes entreprises de généalogie génétique, a aujourd’hui de grosses difficultés en bourse, à la suite d’une violation de données. Si l’entreprise fait faillite et qu’elle est rachetée, qui va conserver ces données ? Une fois qu’elles sont cédées à ces entreprises, elles échappent à beaucoup de contrôles”. La société 23&Me vient justement de déposer le bilan. Elle cherche aujourd’hui un repreneur.
2 millions de Français déjà testés malgré l’interdiction
En France, malgré ces alertes de la CNIL et le risque d’amende, entre 100 000 et 150 000 personnes réaliseraient un test ADN “récréatif “ chaque année. « Ce ne sont que des estimations, il n’existe pas de chiffre officiel”, précise Nathalie Jovanovic-Floricourt, généalogiste et présidente de l’association DNA Pass, qui milite pour la légalisation de ces tests. “Au total, environ deux millions de Français se seraient fait déjà tester” ajoute-t-elle. Pour certains, il y a une motivation purement ludique, l’envie d’offrir un cadeau original sous le sapin. Mais pour les personnes nées sous X ou adoptées, ces tests représentent un immense espoir. “On n’a parfois pas d’autres choix que de faire un test ADN”, insiste Audrey Kermalvezen, co-fondatrice d’une autre association, Origines, qui déteste d’ailleurs l’expression de test ADN “récréatif”. “Quand on est issu d’une adoption internationale, d’une PMA [procréation médicalement assistée] avec tiers donneur et qu’on ne veut nous donner aucune information, on n’a que ça”. Elle, a réussi à retrouver, grâce à ce type de tests, son père biologique. “Quand j’ai su à vingt-neuf ans que j’étais issue d’un donneur, c’est comme si j’avais un pied ancré dans le sol et l’autre qui flottait dans les airs. Aujourd’hui, je me sens enfin… complète”.
Où et comment alors, se procurer ces tests interdits ? En se rendant à l’étranger ou en passant par des sites de revente sur internet par exemple. Avocate de métier, Audrey Kermalvezen assume d’ailleurs de décrire en détails sur son site internet les manières de contourner les restrictions de livraison en France, “pour accompagner au mieux les gens” dit-elle. « L’interdiction pénale n’a de toute façon aucun effet, elle n’est pas respectée. Il suffit de prendre un Thalys pour aller chercher un test ADN en Belgique ou de profiter de vacances en Espagne. On ne vit pas sur une île !”. Petit à petit, l’ADN des Français s’amasse donc dans ces bases de données commerciales qui intéressent tant la police française.
Le “prédateur des bois” identifié… grâce à l’ADN d’un lointain cousin
Dans le cas du violeur en série Bruno L., le “prédateur des bois”, la police française sait qu’elle n’a pas le droit d’aller piocher directement dans ces bases, interdites en France. Le FBI, qu’elle sollicite, se charge donc de ce travail et identifie deux cousins éloignés du suspect. L’un d’entre eux, Mathieu, Brestois de 33 ans ignorait totalement qu’il avait, indirectement, permis d’envoyer un membre de sa famille en prison : “Vous me l’apprenez, déclare-t-il à la cellule investigation de Radio France. C’est impressionnant, à la fois fascinant et un peu effrayant”. Ce passionné de généalogie, qui a fait un test ADN en 2021 pour en savoir plus sur certaines branches de sa famille, dit n’avoir “jamais entendu parler de [Bruno L.] Mais il n’y a pas de généalogie parfaite. Dans une famille, il y a toujours des zones de lumières et d’ombre”. Regrette-t-il d’avoir transmis ses données génétiques ? “Non. Je le referais. Ça ne m’a pas permis de progresser dans mes recherches, alors si au moins ça a aidé à résoudre une enquête, c’est déjà ça”. Le jeune homme se pose quand même une question : “Peut-être qu’il faudrait que l’on nous tienne au courant de ce qu’il s’est passé, une fois l’enquête terminée ?”
(…) L’an dernier, en mars 2024, Bruno L. se suicide en prison. Une ordonnance de non-lieu, pour cause de décès vient d’être rendue. Il n’y aura donc ni procès, ni véritable débat, en tout cas pour l’instant, sur les méthodes employées par les enquêteurs français. Dans cette affaire, les policiers français n’ont pas “juste” transmis les informations génétiques contenues dans leur base officielle, pour comparaison. Ils ont envoyé des échantillons de l’ADN de Bruno L., récupérés dans les scellés judiciaires. Le but : faire réanalyser cette trace, avec des méthodes beaucoup plus poussées que ce que la police a le droit de pratiquer en France. “Quand on a créé le FNAEG, le fichier génétique de la police, en 1998, un garde-fou a tout de suite été mis en place, rappelle l’avocat Patrice Reviron, qui organisait en mars 2025 un colloque sur l’ADN à Aix-en-Provence. “Il a été décidé de ne s’intéresser qu’à de l’ADN ‘non codant’. Ça veut dire que les zones ADN examinées sont réputées ne donner aucune information sur l’ethnie, les maladies, les caractéristiques physiques des personnes. Le but principal, c’est d’éviter un fichage ethnique, par origines”. “Aujourd’hui, avec la généalogie génétique, on risque de bazarder ce garde-fou essentiel”, ajoute-t-il, “tout cela pour l’efficacité de quelques enquêtes”.
Car les entreprises qui vendent des tests ADN “récréatifs” touchent au “codant” justement. C’est même le principe puisque la promesse, c’est de vous en dire plus sur vos origines et vos ancêtres. “C’est inquiétant”, estime Catherine Bourgain, généticienne et sociologue à l’INSERM, “cette science génétique peut venir légitimer le triage ethnique”, ajoute cette chercheuse, fermement opposée à la légalisation des tests ADN “récréatifs” en France.
Le meurtre d’Élodie Kulik : une brèche dans la loi sur les recherches ADN
L’affaire du “prédateur des bois” n’est pas la première à avoir créé une brèche dans les règles fixées dans les années 90 pour encadrer le fichage génétique. Et à chaque fois, ce sont des faits divers marquants, pour l’opinion et les enquêteurs, qui vont permettre de pousser de plus en plus les limites. En janvier 2002, il y a ainsi le meurtre d’Élodie Kulik. Cette jeune femme, employée de banque a été violée, tuée et brûlée alors qu’elle rentrait chez elle dans la Somme, en voiture, après une soirée. Elle hurle, terrifiée, en appelant au secours les pompiers. Un appel glaçant qui a été enregistré. Sur la scène de crime, un ADN inconnu est retrouvé. Quelques années plus tard, un jeune capitaine de gendarmerie, Emmanuel Pham-Hoai a déjà l’idée d’employer une nouvelle technique pratiquée aux États-Unis. “Je m’aperçois que le seul élément qui a survécu au temps, c’est l’ADN. Le suspect n’étant pas fiché, je me demande comment je peux remonter jusqu’à lui”. Passionné de biologie, il a l’idée de chercher non pas directement le suspect… mais ses parents : “puisque le patrimoine génétique d’un individu, c’est 50% du patrimoine génétique de son père et 50% de celui de sa mère, je me dis ‘ok, pourquoi je ne ferais pas une recherche seulement sur la moitié du profil génétique’”.
Emmanuel Pham-Hoai sait que son pari est risqué : “clairement, on se pose des questions. Est-ce que l’on est en train d’ouvrir la boîte de Pandore ? Est-ce que cela va être hyper attentatoire aux libertés individuelles ?”. Au bout d’un an, il reçoit un courrier de la chancellerie. “Elle nous informe que nous pouvons nous lancer dans cette recherche… à nos risques et périls, en l’absence de texte”. L’enquête est un succès. Le père de l’un des agresseurs d’Élodie Kulik est fiché. Son fils est identifié. Et par la suite, la loi française va autoriser les forces de l’ordre à rechercher dans le FNAEG les ADN des parents et des enfants d’un suspect. Les frères et sœurs également dans certains cas. Mais pas au-delà.
La mise en place du “portrait-robot génétique”
Un peu plus tard, un juge d’instruction tente, une nouvelle fois de bousculer la réglementation. Là encore, avec succès. Nous sommes entre 2012 et 2014, à Lyon. Un homme surnommé “le violeur du 8e arrondissement”, agresse au couteau et viole plusieurs jeunes femmes. Des attaques de plus en plus violentes. Son ADN, retrouvé sur place, ne permet pas de l’identifier. Les enquêteurs sont à court de pistes. “Le juge d’instruction demande alors à un laboratoire extérieur de mettre en évidence les caractéristiques physiques de l’auteur, à partir de l’ADN retrouvé”, se souvient Elsa, ingénieure de la police scientifique, à Lyon. “Ça, on pensait que c’était illégal. Pour nous, il était clair qu’en France, on n’avait pas le droit de travailler sur de l’ADN ‘codant’, c’est-à-dire quelque chose qui va indiquer la couleur de vos cheveux, de votre peau, de vos yeux. La réponse va être rendue en juin 2014 par la Cour de Cassation… qui ne va pas s’opposer”. Cette décision fait donc jurisprudence. Et le laboratoire de police scientifique de Lyon propose désormais aux enquêteurs de rechercher dans l’ADN la couleur des yeux, des cheveux, de la peau, l’origine biogéographique** ou encore les prédispositions aux taches de rousseur ou à la calvitie chez les hommes. “On ne va pas sur le terrain de la recherche des maladies”, précise l’experte, qui ajoute travailler en ce moment sur “la détermination de l’âge », pas encore aboutie.
La nécessité d’un encadrement clair
Au fil des ans, l’analyse de l’ADN par la police est donc de plus en plus poussée. Mais cela justifie-t-il d’aller sur le terrain de la généalogie génétique, beaucoup plus puissante ? “Je suis toujours prêt à discuter au cas par cas”, réagit Christophe Champod, directeur de l’Ecole des sciences criminelles à l’Université de Lausanne, une référence dans le domaine. S’il estime que la “nécessité de découvrir la vérité mérite parfois qu’on investisse dans l’exploration de solutions novatrices”, Christophe Champod s’inquiète de la généralisation de cette technique. “Avec l’ADN codant, il y a un risque d’ouverture vers un usage plus débridé, c’est un réel danger. Il faut donc un cadre légal qui n’existe pas pour l’instant et mettre en place des contre-pouvoirs extrêmement forts”.
Nécessité d’un débat public et encadrement clair : là-dessus Franck Dannerolle, l’actuel patron de l’OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes) est d’accord. En attendant, ce policier, qui fonde de grands espoirs dans la généalogie génétique forme ses équipes : “Nous devons être prêts à utiliser cette technique”. L’analyse des informations tirées de la généalogie génétique nécessite un long travail d’enquête pour remonter jusqu’à un suspect précis. “On a déjà vraiment beaucoup progressé en échangeant avec nos collègues du FBI et en consultant des cabinets de généalogistes”, explique encore Franck Dannerolle. Si le dossier du “prédateur des bois” était une première en France, selon nos informations, il y a eu depuis de nouvelles demandes d’aides envoyées à la police américaine.
*Son prénom a été modifié
**La biogéographie étudie la répartition des êtres vivants sur terre
Note : Pour qui voudrait comprendre comment du tout cela fonctionne, de façon « scientifico-policière », il est possible de consulter l’article dont voici le PDF, La généalogie génétique, nouvel outil d’investigation dans des affaires criminelles non résolues (Le Monde, 22 septembre 2025)
« La vraie machine à cash, c’est la vente de données » : derrière le projet de Darmanin, le business des tests « récréatifs » ADN
Le Parisien, 23 octobre 2025
S’agit-il d’une « grande avancée pour le droit pénal », ou d’une caution accordée à l’un des commerces de données personnelles les plus lucratifs jamais organisé ? Depuis l’annonce de Gérald Darmanin, lundi, de son projet d’inscrire dans la loi la possibilité pour les enquêteurs d’accéder aux stocks d’ADN envoyés « à visée généalogique » par des Français à l’étranger, les professionnels du cold case et les familles de victimes de crimes non élucidés se réjouissent.
Ces 20 dernières années, près de deux millions de Français ont envoyé par la poste un échantillon de salive à des entreprises étrangères comme les américaines Ancestry.com et 23andMe, ou l’israélienne Myheritage, dans l’espoir de connaître en détail leurs origines, retrouvant parfois par ce biais un père, une sœur ou des cousins éloignés. Autant d’informations génétiques stockées qui pourraient permettre, en les recoupant avec des ADN trouvés sur des scènes de crime, d’identifier enfin leur auteur.
Une pratique bien connue aux États-Unis, où elle permettrait d’élucider un crime par semaine, et qui a été testée en France en 2022. Mais l’annonce de Gérald Darmanin met aussi le doigt sur la face cachée de ces tests dits « récréatifs » : en envoyant les fameux « kits » ADN, les individus abandonnent des données extrêmement sensibles, dont l’acquisition constitue la véritable raison d’être de ces entreprises.
« Une petite case cochée par 80 % des utilisateurs »
En France, ces tests sont interdits par l’article 16-10 du Code civil, qui réserve l’accès aux caractéristiques génétiques d’une personne aux recherches médicales ou judiciaires (essentiellement de la police scientifique), et leur achat passible de 3 750 euros d’amende. Une interdiction loin d’être anodine, rappelle Hervé Chneiweiss, président du Comité d’éthique de l’Inserm auprès du Parisien. « Le règlement général sur la protection des données (RGPD) classe ces données comme extrêmement sensibles parce qu’elles sont identifiantes : une fois que l’on a votre ADN, l’on sait que c’est vous et personne d’autre », explique-t-il.
Or, depuis leurs créations au début des années 2000, Ancestry.com, 23andMe, ou Myheritage proposent des tarifs (aux alentours de 100 euros) « largement inférieurs à leur coût réel, plutôt situé aujourd’hui autour de 400 euros », pointe Hervé Chneiweiss. « Il est clair depuis le début que leur business model est de constituer une gigantesque base de données, pour en apprendre plus sur les populations et revendre ces informations, notamment à des groupes pharmaceutiques », analyse le président du Comité d’éthique de l’Inserm.
« La vraie machine à cash, c’est la vente de données », confirme Olivier Toscer, journaliste qui a enquêté sur le sujet et réalisé le documentaire « ADN business : la face cachée des tests grand public » diffusé en 2024 sur Arte. « Dans tous les contrats, il y a une petite case qui est cochée par 80 % des utilisateurs : J’accepte que mes données soient utilisées pour faire avancer la science. Et cela permet à ces entreprises de vendre leurs données, notamment à des entreprises pharmaceutiques », explique-t-il.
Concrètement, une trace ADN permet par exemple d’identifier un panel de maladies, y compris avant-même qu’elles se déclarent chez la personne, pointe Marcel Méchali, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’ADN. « Même s’il s’agit de tests assez grossiers parce que peu chers, on pourrait par exemple savoir exactement quelles sont les personnes susceptibles de développer un cancer du sein, certaines mutations responsables de celui-ci étant bien identifiées », décrypte-t-il. Des informations qui peuvent être recoupées avec l’âge, le lieu de naissance, les maladies qu’une personne a eues, ou la profession qu’elle exerce, et qui sont demandées dans le kit envoyé par les entreprises qui vendent les tests.
Secteur « totalement opaque »
Contrairement à l’Union européenne, les États-Unis ne disposent pas d’une loi fédérale complète sur la protection de la vie privée qui protège les informations personnelles. Dans la législation américaine, en cas de vente d’une entreprise, les données peuvent être transmises, sauf si la personne s’y oppose explicitement. Il y a six ans, en 2019, la société 23andMe a ainsi empoché 300 millions de dollars, soit 260 millions d’euros, en vendant les données de cinq millions de personnes au laboratoire pharmaceutique britannique GlaxoSmithkline. De son côté, Ancestry.com, la plus grosse entreprise du secteur, a été rachetée par un fonds d’investissement coté en Bourse pour plus d’un milliard et demi de dollars. « Ils ont fait le pari que, les tests devenant de plus en plus précis, cette masse de données pourra un jour être vendue très cher », explique le journaliste Olivier Toscer.
Pour le moment, dans la quasi-totalité des pays occidentaux, les entreprises non médicales comme les assurances n’ont pas le droit d’utiliser les données génétiques (ce que prévoit notamment le Genetic Information Non discrimination Act aux États-Unis). Mais la législation peut toujours changer, alerte Olivier Toscer. « En Nouvelle-Zélande, c’est déjà possible : quand un client signe un contrat d’assurance santé, il peut lui être demandé de déclarer son test génétique s’il en a fait un. Un jour ou l’autre, les verrous peuvent sauter ailleurs », estime-t-il. Le cas échéant, « on arriverait à une société de catégories : parce que l’on vous découvrirait une mutation associée à la maladie d’Alzheimer, on pourrait vous refuser un emploi ou doubler votre franchise médicale ».
Durant toute son enquête sur un secteur qu’il juge « totalement opaque, peu régulé, et protégé par le secret des affaires », Olivier Toscer n’a jamais pu franchir les portes de ces entreprises. Un grand flou qui peut questionner l’utilisation de ces données par la justice française. Dans quel cadre pourrait-elle y avoir accès ? Un accord financier pourrait-il être passé avec les géants du secteur ? Contacté, le ministère de la Justice n’a pas donné suite. Pour le président du Comité d’éthique de l’Inserm Hervé Chneiweiss, cette annonce crée une « tension éthique évidente » : « Si l’on peut la voir comme une simple extension de l’utilisation judiciaire de l’ADN, elle illustre bien la mise en garde : ces données peuvent être réutilisées. »






