Trois incendies ferroviaires en trois mois : quelques faits
et réflexions
Au cours des trois derniers mois, trois ponts ferroviaires ont été endommagés ou détruits par des incendies dans les régions de l’Oregon et de Washington. Chacun de ces incendies a été allumé intentionnellement. Aucune arrestation n’a été effectuée et, à notre connaissance, aucune de ces actions n’a été accompagnée d’une revendication ou d’une explication.
Mais le monde qui nous entoure est la seule explication dont nous avons besoin.
Alors que nous nous précipitons vers un avenir marqué par des catastrophes climatiques sans précédent et une détérioration écologique totale, les processus d’extraction ne montrent aucun signe d’arrêt… Ils n’ont fait que s’accélérer, les entreprises se précipitant pour exploiter de nouvelles régions de la planète à la recherche de minéraux rares, composants essentiels des puces et des semi-conducteurs, éléments constitutifs de nos nouvelles prisons numériques. Quant au pouvoir, il ne propose que de fausses « solutions vertes », qui ne font que renforcer notre dépendance à la technologie et à l’extraction, tout en redorant le blason du capitalisme industriel.
Les incendies

En mai, un incendie a complètement détruit un pont ferroviaire centenaire en bois, situé sur un tronçon isolé de la ligne panoramique du Mont Rainier, dans l’État de Washington. Lorsque les pompiers sont arrivés sur place, le pont ferroviaire n’était plus qu’un amas de métal calciné et fumant. L’incendie s’est déclaré quelques heures seulement après la vente de la ligne ferroviaire au Western Forest Industries Museum. Au moment de l’incendie, l’exploitation ferroviaire était limitée, mais la nouvelle société avait prévu de rétablir complètement le trafic ferroviaire sur la ligne, tant touristique que marchand. Même après plusieurs mois d’enquête, aucune arrestation n’a été effectuée.

En juin, un tronçon crucial de voie ferrée à Salem, dans l’Oregon, appartenant à la Portland & Western Railroad (PNWR), a dû être fermé en raison d’un incendie qui a endommagé un pont, un poteau téléphonique et certaines lignes électriques de la PGE [Pacific Gas & Electric Company, plus grand producteur privé d’hydroélectricité nord-américain]. Avant l’incendie, la ligne était empruntée en moyenne par trois grands trains de marchandises quotidiens. Le pont était construit en béton et en bois traité à la créosote, ce qui a rendu son extinction difficile et nécessité l’utilisation de mousse anti-incendie. L’entreprise PNWR a estimé que la ligne serait hors service pendant au moins trois jours pour permettre les réparations. Les enquêteurs ont déterminé que l’incendie était d’origine criminelle, et la PNWR a évalué les dommages à un peu moins de deux cent mille dollars.

Plus tard en juin, un autre incendie a ravagé un immense pont ferroviaire à chevalets en bois à Newberg, dans l’Oregon. Il a subi d’importants dommages structurels. La Portland & Western Railroad (PNWR), propriétaire de la ligne, a déclaré qu’elle était « en grande partie inactive » au moment de l’incendie. Il a fallu plusieurs heures aux pompiers pour maîtriser l’incendie et l’empêcher de se propager aux structures voisines. Les institutions policières fédérales FBI et ATF [Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosives], aidées de l’OSP [police de l’Oregon] enquêtent actuellement sur cet incendie comme s’il s’agissait d’un incendie criminel, mais peu d’informations ont été divulguées dans les médias. Mise à jour malheureuse : deux jeunes suspects ont été arrêtés en lien avec cet incendie.
Aucun de ces incendies n’a été revendiqué par des anarchistes ou d’autres personnes, et nous ne souhaitons pas attribuer de motivations à ces actions, ni spéculer sur l’identité des pyromanes (nous sommes certains que l’État s’en charge déjà). Tout ce que nous savons sur ces incendies nous vient des médias et de la police. Nous pouvons considérer ces événements comme des faits concrets (trois incendies volontaires qui ont endommagé les infrastructures ferroviaires) et en tirer des conclusions et des questions pour notre propre lutte contre la domination et la destruction industrielle.
Les chemins de fer en Oregon

Même si les parcs éoliens supplantent les centrales à charbon et que les data centers remplacent les usines vieillissantes, les anciennes voies ferrées construites il y a plusieurs siècles restent essentielles pour l’industrie d’aujourd’hui et de demain. Le réseau ferroviaire de la côte ouest reste l’épine dorsale de nombreuses industries extractives, principalement l’industrie du bois. Les richesses de la Terre sont transportées par train d’une usine à l’autre, laissant derrière elles une traînée de poisons et de destruction. Les trains transportent plus de dix millions de tonnes de marchandises chaque année dans l’Oregon, exportant principalement des grumes et des produits finis en bois vers d’autres États et ports pour la vente internationale. L’Oregon importe de nombreux produits chimiques par chemin de fer, notamment une grande quantité de soude caustique utilisée pour la production de papier et de pâte à papier. L’Oregon importe 100 % des produits pétroliers raffinés qu’il utilise, principalement par pipeline, mais aussi par chemin de fer et par bateau (1). Le réseau ferroviaire facilite également le transfert des déchets des grandes villes vers les immenses décharges situées dans l’est de l’Oregon et de l’État de Washington, le long du fleuve Columbia (2).
Le réseau ferroviaire de l’Oregon comprend près de 2 500 miles [environ 4000 kilomètres] de voies ferrées en service. Environ la moitié appartient et est exploitée par des chemins de fer de classe 1, dont la BNSF [Burlington Northern and Santa Fe Railway] et l’Union Pacific, qui transportent des marchandises à travers le pays et vers les principaux ports maritimes pour le commerce international. La plupart des autres lignes ferroviaires appartiennent à des compagnies ferroviaires de classe 2, qui gèrent le transport sur des distances beaucoup plus courtes. Ces chemins de fer sont exploités par des entreprises plus petites et changent plus fréquemment de propriétaire. Ils fournissent des services de transport « premier et dernier kilomètre » aux entreprises, souvent en chargeant et déchargeant directement dans les usines et les entrepôts. L’économie productive repose sur un flux prévisible et ininterrompu de matériaux par chemin de fer. Toute perturbation peut avoir des répercussions importantes sur la chaîne d’approvisionnement industrielle.

Bien que certaines industries dépendantes du rail aient connu un déclin au cours des dernières décennies dans l’Oregon, les récentes modifications apportées à la réglementation fédérale et à l’économie mondiale suggèrent que le vent est en train de tourner. Ces changements ont donné un coup de pouce à l’industrie extractive dans l’Oregon, avec de nouveaux projets majeurs qui devraient voir le jour dans les prochaines années. L’industrie du bois est en déclin depuis les années 1990, mais le gouvernement fédéral s’apprête à abroger des mesures de protection forestière de longue date, ce qui ouvrirait des millions d’hectares de terres à l’exploitation forestière dans l’Oregon (3). Les projets miniers près de la frontière entre l’Oregon et le Nevada ont également été accélérés par le gouvernement fédéral et prévoient à terme d’intégrer des lignes ferroviaires directes pour le transport du lithium extrait de sites sacrés autochtones. En juin, la législature de l’Oregon a investi 100 millions de dollars dans la construction d’un nouveau terminal « vert » direct entre les navires et le rail près de Coos Bay, dans l’Oregon. Les marchandises seraient acheminées par la ligne ferroviaire de Coos Bay directement vers les lignes de l’Union Pacific à Eugene. Dans le même temps, une nouvelle société a relancé le projet de gazoduc Jordan Cove LNG, précédemment abandonné, près de Coos Bay. Il prévoit la construction d’un nouveau terminal maritime pour le gaz naturel liquéfié et d’un pipeline qui serait relié aux lignes ferroviaires existantes dans la région.
Le transport ferroviaire de passagers a également connu une croissance rapide et des investissements importants sur toute la côte ouest et dans l’Oregon. Amtrak [la compagnie ferroviaire publique] a enregistré un nombre record de passagers en 2024. La Coupe du monde 2026 comptera plusieurs sites de matchs sur la côte ouest, notamment à Seattle, Vancouver, Los Angeles et San Francisco. Amtrak se prépare à une augmentation du nombre de passagers pendant la Coupe du monde et a demandé des fonds supplémentaires pour améliorer son service avant le grand spectacle.
Les nouveaux projets extractivistes, capitalistes et de destruction de la Terre ont besoin d’un système ferroviaire fiable pour se connecter aux autres secteurs de la mégamachine. Alors que le moteur avance à toute vapeur, nous aurons de nombreuses occasions de le faire dérailler.

Sabotage ferroviaire
Les incendies de ponts ferroviaires qui ont eu lieu ces derniers mois ne sont pas les premiers actes de sabotage visant les infrastructures ferroviaires dans le nord-ouest du Pacifique. L’année dernière [à Milwaukie en août 2024], un pont ferroviaire de la PNWR à la périphérie de Portland a été incendié, interrompant le trafic ferroviaire pendant cinq jours. Un communiqué publié en ligne après l’incendie a établi un lien entre cet acte et la campagne « Switch Off ». Le communiqué mentionnait le rôle de la PNWR dans le transport de bois et de produits pétroliers et précisait que cet acte était solidaire d’autres luttes en cours dans le monde.
Des dizaines de sabotages à petite échelle ont eu lieu en Oregon et dans l’État de Washington en 2020, dans le cadre d’une vague plus large d’attaques contre les chemins de fer et en solidarité avec la lutte des Wet’suwet’en. La plupart consistaient à placer des « shunts » [câble tendu entre les rails] ou à utiliser des méthodes similaires qui déclenchent le système de freinage automatique des trains, en créant un court-circuit. La voie doit alors être dégagée avant que le trafic ferroviaire puisse reprendre, ce qui perturbe les horaires des trains, mais ne cause pas de dommages durables. Des dizaines d’incidents de shuntage se sont produits dans l’Oregon et l’État de Washington, et certains ont été revendiqués sur internet par des anarchistes.
Il y a certainement eu d’autres attaques contre les infrastructures ferroviaires qui n’ont pas été mises en avant par les médias et la police. Il n’est pas dans l’intérêt du pouvoir d’amplifier les attaques contre lui, mais elles sont toujours là, juste sous la surface.
Infrastructure

Le rythme de l’expansion technologique et l’artificialisation de nos vies rendent les machines plus vulnérables. Une course est engagée pour moderniser les infrastructures électriques afin de répondre aux besoins énergétiques du monde numérique. Chaque nouvelle invention sollicite le réseau électrique, chaque nouveau gadget doit être connecté. Comme l’a théorisé Gunther Anders il y a de nombreuses années : « Plus la machine est grande, plus ses composants, qui fonctionnaient individuellement avant d’être intégrés dans la machine plus grande, sont gravement menacés. »
Les attaques qui visent les infrastructures clés de l’énergie sont capables de provoquer des perturbations tangibles et immédiates de l’existant. Des ponts ferroviaires incendiés peuvent paralyser les chaînes d’approvisionnement. Des attaques bien placées contre le réseau électrique peuvent mettre hors service des zones industrielles entières. Les coupures de courant peuvent créer des opportunités pour d’autres subversifs pendant la mise en sommeil de l’État-surveillant. Mais la destruction physique ne suffit pas à elle seule ; l’État n’est pas seulement un réseau d’éléments matériels, c’est aussi un ensemble de relations sociales et de normalités. Lorsque nous choisissons d’attaquer l’État, nous le faisons matériellement, mais aussi socialement, en sortant de notre rôle défini et en embrassant l’autonomie et la liberté. Les actes qui vont plus loin et perturbent la vie quotidienne peuvent permettre à d’autres de découvrir une autre façon d’exister, en suspendant la normalité et en créant des brèches où la liberté peut s’exprimer.
Médias
La police et les médias ont déployé des efforts concertés pour isoler les attaques qui visent directement les infrastructures « critiques » de l’énergie. En 2023, alors que les attaques contre les infrastructures électriques commençaient à se multiplier aux États-Unis (et en particulier dans le nord-ouest), le FBI a publié une note suggérant que les néonazis et les suprémacistes blancs en étaient responsables. Cette information a été largement diffusée par les médias, et la frénésie qui s’en est suivie a poussé plusieurs États à proposer de nouvelles lois visant à « protéger » les infrastructures critiques. Dans l’Oregon, une nouvelle loi a été discrètement adoptée avec le soutien des deux partis, qui classait de manière générale toute tentative d’endommager des infrastructures critiques comme du terrorisme intérieur (4), fournissant ainsi à la police et aux procureurs un nouvel outil puissant à utiliser contre les anarchistes et autres subversifs. Le libellé de la loi est intentionnellement vague et similaire aux lois sur le terrorisme intérieur utilisées pour cibler les opposants à Cop City à Atlanta.
Malgré les affirmations du FBI, la grande majorité des attaques visant le réseau électrique n’ont aucune motivation identifiée (5). La grande majorité d’entre elles restent généralement « non résolues ». Conscient qu’elles ne pouvaient être ignorées en raison de leur impact (et de leur simplicité), l’État semble avoir plutôt tenté d’isoler ces actions en essayant de les associer uniquement aux néonazis. Oui, certaines ont été perpétrées par des néonazis et d’autres ennemis de la liberté, mais c’est la réalité des conflits sociaux, et il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps pour montrer que d’autres ne l’étaient pas.
“En nous distanciant de tout attaque qui n’est pas revendiquée comme « anarchiste », en ne voyant que la main des nazis, des complotistes derrière elles… nous finirons par rejeter toute vision ou volonté qui souhaite et œuvre pour une multiplication incontrôlée des sabotages des infrastructures de télécommunication, d’énergie et de logistique, afin de n’accepter et de ne valoriser que leur multiplication sous contrôle idéologique. Est-ce cela, défendre la liberté, ou n’est-ce pas plutôt la craindre ?”
Fumbling, 2021.
À peine un an plus tôt [à Huron, dans le Sud-Dakota, en juillet 2022], une attaque réussie contre un transformateur avait provoqué une coupure d’électricité dans une station de pompage située le long de l’oléoduc Keystone, interrompant le flux de pétrole et causant des millions de dollars de pertes à la compagnie pétrolière. En réponse à ces actes de sabotage bien ciblés, il semble que les deux principales stratégies de l’État consistent à garder le silence (de peur que le sabotage ne soit soutenu par d’autres, ou pire, repris par d’autres) ou à isoler les actions en les attribuant à un groupe précis, à une idéologie répréhensible ou à un seul suspect (6). L’objectif est de dissuader d’autres personnes de se joindre au mouvement, en utilisant tous les moyens nécessaires. Alors pourquoi facilitons-nous la tâche de l’État en accompagnant nos actions de revendications et de communiqués?
“Dans le silence, les actions parlent d’elles-mêmes, et si elles étaient laissées dans leur silence, tout ce qu’on entendrait serait le crépitement du feu, aucune explication ne serait nécessaire. Mais le silence est dangereux et inquiétant pour l’ordre établi. Le meilleur remède contre le silence est bien sûr de faire du bruit, de parler et de distraire, de prendre en main le pouvoir de définition .”
Let the Fire Spread, 2016.

Revendications
La question des revendications d’actions et de l’anonymat fait l’objet de débats dans les milieux anarchistes depuis des décennies, voire des siècles. Ce débat n’est pas nouveau, mais l’essor et l’importance croissante des projets anarchistes sur Internet, tels que les sites internet de contre-information, lui confèrent une nouvelle dimension. Une discussion à ce propos a eu lieu en Italie dans les années 1970 et 1980, au milieu de la vague explosive de sabotages qui a mis à terre plus d’un millier de pylônes à haute tension à travers tout le pays. Cette vague se propageait de manière anonyme, à une époque où des actions spectaculaires (attentats à la bombe, enlèvements et assassinats) étaient menées et revendiquées par des groupes militants de gauche formels. Les saboteurs de pylônes, qui frappaient avec des outils simples et utilisaient des méthodes simples, ont montré la force de l’action anonyme.
“Ces actions directes que n’importe qui peut accomplir à tout moment et en tout lieu effraient peut-être davantage [l’État] que la formation même d’un groupe armé fermé. En effet, un groupe armé spécifique est contrôlable en raison du programme et de la logique auxquels il adhère, tandis que la propagation d’actes de sabotage met la structure du pouvoir en difficulté, car n’importe qui peut commettre de tels actes.”
Gruppo Anarchico di Palermo, 1987.
Des décennies plus tard, Alfredo Bonanno a donné son avis sur la vague de sabotages de pylônes, les revendications et la méthode :
“Entre compagnons anarchistes, on ne récite pas de litanies, du moins pas encore, mais on dresse des listes, on les lit attentivement, on les recherche, on les sollicite, on les identifie, on en discute, on les admire, on les utilise comme des instruments d’autosatisfaction dans notre existence au monde en tant qu’anarchistes. Voilà, pas de litanies, mais des listes. Mais des listes de quoi ? Des listes d’attaques ayant été menées ou qui pourraient l’être à l’avenir… En Italie, entre fin 1977 et 1989, 1 200 pylônes à haute tension ont été abattus. Une petite partie de ces actions a fini dans ces fameuses listes. Mais pensez-vous vraiment que c’est ce qui a déclenché la prolifération de telles actions, que je partage personnellement et que je considère comme bénéfiques pour la santé, puisqu’il s’agit précisément de promenades nocturnes à la campagne ? À l’époque, le journal susmentionné [Provocazione] a publié un article dans lequel une méthode (parmi tant d’autres) était examinée, expliquant comment abattre un pylône sans faire de bruit et sans équipement technique spécialisé, en sciant joyeusement… ”
Litanies, 2017.
Alors, si ces questions ont été posées, répondues et répondues à nouveau, pourquoi y revenir ? Nous ne considérons pas la question de la revendication comme une question à laquelle on peut répondre une fois pour toutes, puis la mettre de côté pour qu’elle prenne la poussière. Au contraire, comme toutes les questions qui traitent de la méthode, un moyen d’atteindre un objectif, elles doivent être posées encore et encore. Notre contexte et nos objectifs changent constamment, nous devons lutter contre la tentation de tomber dans des pratiques basées sur l’habitude, plutôt que sur une réflexion et une analyse constantes.
Aujourd’hui, il semble que la pratique courante parmi les anarchistes (en particulier aux États-Unis) consiste à accompagner chaque attaque d’une revendication, expliquant souvent la cible et la raison. Parfois, les revendications sont utilisées pour justifier une action, bien qu’il soit rarement clair à qui s’adresse cette justification (à l’État, à d’autres anarchistes, aux auteurs eux-mêmes ?). Ces revendications sont publiées sur des sites web d’information alternative, et parfois reprises par des médias plus grand public. Parfois, ces actions sont compilées dans des listes, où elles sont présentées hors du contexte dans lequel elles se sont produites.
“Ce flux international incessant d’informations ne nous détourne-t-il pas de ce qui se passe autour de nous, dans notre environnement immédiat et ses conflits sociaux, et qui n’est ni rendu visible ni relayé ? Ou est-il même important de savoir quelles piqûres de moustique à l’autre bout du monde blessent les veines de la domination, si on n’a aucune idée du contexte de la situation locale et des luttes anarchistes sur place ? ”
Si un de nos objectifs est de diffuser largement nos attaques, au-delà des seuls anarchistes, afin de constituer une véritable menace pour la domination, les revendications nous aident-elles à y parvenir ? Considérons d’abord la portée des revendications : les sites internet de contre-information touchent d’autres anarchistes (mais certainement pas tous), et nous pouvons être certains que la police les lit également. Bien sûr, nous pourrions imprimer et distribuer les revendications sous forme d’affiches (7), de zines ou de tracts afin qu’elles touchent un public plus large (répondant ainsi à la question de l’accès). Cependant, un public plus large reste un public : il observe passivement et, à la fin du spectacle, peut choisir de huer ou d’applaudir, pendant que les projecteurs restent braqués sur les acteurs sur scène. L’action appartient à la personne qui l’a revendiquée. Elle contient ses idées, ses motivations, son idéologie et tous les slogans qui y sont ajoutés à la fin (les hashtags anarchistes). Ce qui fait que tout le monde a sa petite idée de qui a fait cela, y compris les flics, et que l’action devient brouillée par le contenu de la revendication.
Lorsqu’un acte n’est revendiqué par personne, il n’y a pas de propriétaire : il appartient véritablement à tout le monde. N’importe qui aurait pu le commettre et n’importe qui pourrait être le prochain à le faire. Nous ne savons pas qui a incendié les trois ponts ferroviaires. Cela pourrait être un anarchiste, un enfant qui jouait avec des allumettes, un illuminé qui avait un compte à régler, un employé mécontent, cela pourrait même être toi. Nous ne savons pas non plus pourquoi ils l’ont fait, mais en même temps, nous avons tous nos propres idées et raisons diaboliques en nous.
Nous sommes au courant des incendies criminels des ponts ferroviaires parce qu’ils ont été rapportés dans les médias grand public. Mais que se serait-il passé si la police et les médias n’en avaient pas parlé ? Comment aurions-nous su que l’attaque avait eu lieu ? C’est l’une des raisons pour lesquelles certains anarchistes plaident en faveur de la revendication d’une attaque : précisément pour que nous sachions qu’elle a eu lieu et pourquoi, afin qu’elle ne soit pas simplement perdue avec le temps. Les revendications peuvent certainement servir cet objectif, en particulier lorsque l’État adopte une stratégie de silence pour maintenir l’illusion de paix sociale. Cependant, si la seule façon dont nous savons qu’une attaque a eu lieu est parce qu’un communiqué a été publié en ligne, il vaut peut-être la peine de se demander si l’attaque elle-même a été très réussie. Et si une action n’a pas de sens sans son communiqué, alors peut-être s’agit-il d’un mauvais choix de cible et d’une mauvaise lecture du contexte. Comme d’autres l’ont déjà dit, une action qui nécessite un communiqué est comme une mauvaise blague dont la chute nécessite une explication.
“Obscurs parmi les obscurs, nous sommes tous égaux. Personne n’est devant pour guider, personne n’est derrière pour suivre. Ce que nous faisons dans l’obscurité, nous seuls le savons. Cela suffit. L’obscurité nous protège de nos ennemis, mais nous protège aussi et surtout contre nous-mêmes. Pas de leaderships, pas de grégarismes, pas de vanité, pas d’admiration passive, pas de compétition, rien à démontrer à qui que ce soit. Les faits, crus et nus, sans médiations. Une banque a brûlé, une caserne a explosé, un pylône a été abattu. Qui l’a fait ? Peu importe, ça n’a aucune importance. Que ce soit Pierre ou Paul, quelle différence y a-t-il ? C’est arrivé, c’est possible de le faire, faisons-le !”
L’anonymat, 2014.

Chacun des ponts incendiés a eu un effet matériel immédiat, perturbant le trafic ferroviaire jusqu’à ce que les ponts puissent être entièrement réparés. Même si personne n’avait entendu parler de ces actions, leurs effets matériels auraient tout de même été là, car ils sont impossibles à ignorer. Comme pour toute attaque, il y a aussi une dimension symbolique : un pont ferroviaire incendié communique quelque chose d’unique à chaque individu.
Les gens peuvent avoir des objectifs très différents lorsqu’ils choisissent d’attaquer, et il existe donc de nombreux critères différents pour définir le « succès ». Nous ne pouvons pas simplement réduire l’acte d’attaquer à un seul indicateur, ce qui reviendrait essentiellement à transformer la destruction en un travail, un quota à atteindre. Mais si l’un de nos objectifs concerne la multiplication des attaques, au-delà des seuls anarchistes, nous devons commencer par analyser notre contexte, c’est-à-dire les conditions sociales et le paysage physique dans lesquels nous nous trouvons actuellement. Au-delà des résultats matériels d’une attaque, nous ne pouvons pas être sûrs de son impact global, et même après, nous ne le serons probablement pas. Cependant, si nous recherchons les failles qui existent déjà, là où il pourrait être intéressant d’intervenir par des attaques, nous avons une chance de les approfondir et de propager la révolte.
Ces fissures sont toujours présentes, même lorsque le pouvoir s’efforce de brosser un tableau idyllique de la paix sociale. Des actes de refus et des attaques physiques contre la domination se produisent sans cesse, à petite ou grande échelle, que nous en entendions parler ou non. Il est réconfortant et inspirant de savoir que nous ne sommes pas seuls à lutter contre cette bête, mais cela soulève également une question cruciale : s’il existe d’autres personnes, animées par leurs propres motivations, qui ripostent contre la domination, comment pouvons-nous nous retrouver dans l’action ? Comment éviter que les attaques restent isolées, ponctuelles, et les intégrer dans la guerre sociale ? S’il y a des étincelles partout, comment attiser les flammes et faire exploser la situation ?
Attaque
“Les merveilles de la nuit ne s’ouvriront qu’à ceux qui sauront marcher sous la lune dans la solitude, avec les idées claires, quelques connaissances, quelques outils et beaucoup de fureur.”
Finimondo, 2022.
Tout commence par l’action, qui commence par renoncer une fois pour toutes à la sécurité de l’attente. Il n’y aura jamais de moment parfait, de lutte parfaite ou de tension sociale parfaite pour intervenir : n’importe quelle étincelle peut déclencher la prochaine émeute ou insurrection. Tout au long de l’histoire, les insurrections ont commencé pour des raisons relativement banales : une augmentation de 10 pesos du prix du transport au Chili [en 2019, voir par exemple ici], une augmentation du prix de l’essence en France [référence au mouvement des gilets-jaunes], des projets d’abattage d’arbres en Turquie [en 2013, référence au mouvement de la place Taksim, à Istanbul]. Bien sûr, les tensions sociales dans chacun de ces exemples s’étaient accumulées pendant des années, il suffisait d’une seule étincelle pour mettre le feu aux poudres. Il serait insensé d’attendre la lutte sociale idéale, motivée par des idées qui ressemblent exactement aux vôtres ou aux miennes, car elle n’arrivera jamais. Nous ne pouvons pas contrôler les désirs et les idées qui motivent les autres à agir, nous pouvons seulement affiner nos propres perspectives, les diffuser dans le monde et trouver des moyens d’agir en conséquence, avec continuité.
Pour choisir comment et où agir, il faut d’abord examiner notre contexte social et notre terrain local, puis identifier les zones de conflit où il pourrait être intéressant d’intervenir par la force. Développer une idée de la direction que nous voulons prendre et de la manière dont nous pourrions y parvenir, c’est-à-dire une projectualité, est une première étape essentielle. Il n’y a pas de recette à suivre, et le chemin qui nous attend sera certainement semé de contradictions et d’écueils. La lutte pour la liberté ne s’accompagne d’aucune promesse, mais nos désirs nous mènent néanmoins vers l’inconnu.
Il existe également un besoin urgent de communication au sein de nos réseaux de complices déjà existants : un besoin de propositions, d’analyse de notre environnement et, surtout, d’expérimentation. Si nous avons une idée de la direction que nous voulons donner à l’action, c’est à nous de la partager avec d’autres personnes en qui nous avons confiance. Nos projets se façonnent à travers des discussions et des débats constants, mais cela ne peut se produire que si nous avons la volonté d’ouvrir des espaces de contact où nous pouvons discuter, comploter et rêver ensemble.

Propagande
“C’est aux anarchistes eux-mêmes qu’il revient de faire vibrer leurs propres perspectives contre toute autorité en alimentant les vases communicants entre idée et action, pas à d’autres. Dans les moments de calme comme de tempête. Et alors, peut-être, que nos rêves ou nos rages rencontreront un écho chez d’autres cœurs insoumis.”
Saisir l’occasion, 2018.
Au-delà des attaques, nous pouvons être plus actifs dans la diffusion des idées anarchistes dans les rues, en dehors de nos prisons sous-culturelles et de nos enclos numériques. Nous sommes devenus trop à l’aise pour ne parler d’anarchie qu’avec d’autres anarchistes. Si nous voulons que les idées et les actions subversives se répandent, nous devons sortir du confort de nos cercles sociaux.
Nos messages et notre propagande peuvent contribuer à donner un sens aux attaques qui se produisent déjà autour de nous et à créer le contexte pour d’autres attaques. Si une urne électorale est incendiée dans notre ville, cela pourrait être l’occasion de diffuser de la propagande anarchiste contre les élections et la démocratie. À l’inverse, si une antenne-relais est incendiée dans une ville déjà couverte de graffitis et d’affiches contre le contrôle numérique et la domination technologique, cet acte aura plus de chances d’être compris dans ce sens que d’être considéré comme l’acte d’un complotiste anti-5G.
En France et dans d’autres pays européens, pendant les années de confinement [lié au covid-19], les actes de sabotage non revendiqués contre les infrastructures de télécommunications sont devenus quasi quotidiens. Alors que les médias (et la gauche) tentaient de regrouper tous ces actes de sabotage sous l’étiquette de « complotistes » et de « fascistes », les anarchistes imprimaient et distribuaient dans les rues des tracts qui amplifiaient et soutenaient ces actes de sabotage et en appelaient à d’autres. Des affiches étaient collées avec des recettes pour détruire les antennes-relais. Et le sabotage a continué à se propager.
Les journaux et les revues sont également des instruments permettant de partager les idées anarchistes et de promouvoir l’action. Bien sûr, les publications anarchistes ne manquent pas, mais la plupart sont écrites pour un public qui comprend déjà les idées anarchistes et connaît le jargon (qui est très riche). Ces projets ont généralement une portée géographique large et respectent un calendrier de publication (souvent approximatif, nous sommes anarchistes après tout). Mais les journaux peuvent également être créés pour répondre à une tension ou à une lutte sociale spécifique, dans le but d’atteindre les personnes qui y sont impliquées ou simplement conscientes de celle-ci.
En Allemagne, un pamphlet intitulé « Hetzblatt – Gegen den Windpark » (Journal incendiaire contre le parc éolien) a été distribué dans les boîtes aux lettres de la région où un parc éolien (destiné à alimenter l’industrie chimique) devait être construit. Il contenait des critiques accessibles sur l’énergie verte et des informations sur des actes de sabotage. Le journal a fait tellement de bruit que les autorités allemandes ont ouvert une enquête sur sa production, qui a finalement abouti à l’arrestation de plusieurs personnes soupçonnées d’être à l’origine du projet (8).
LAISSONS LE FEU SE PROPAGER !
Trois ponts ferroviaires incendiés en trois mois, cela peut sembler insignifiant comparé aux milliers qui sont encore debout. Mais chaque incendie a montré, même brièvement, que la mégamachine n’est pas invincible. Nous ne savons pas pourquoi ils ont été incendiés, ni qui l’a fait, et nous espérons que cela restera ainsi. Ce que nous savons, c’est que la domination est vulnérable et que nous pouvons frapper n’importe où, n’importe quand. Par où commencerez-vous ?
[Traduit de l’anglais de Rose City Counter-Info, 8 septembre 2025]
Notes
1. Il n’y a pas de raffineries dans l’État d’Oregon. Environ 90 % de tous les produits pétroliers qui y sont consommés (de l’essence et du diesel au kérosène, et aux lubrifiants industriels) sont transportés par pipeline (à l’exception de l’éthanol et du biodiesel, qui sont transportés par rail et par bateau). Cela inclut le pipeline Olympic, exploité par Kinder Morgan, qui part du port de Portland et achemine les produits vers le sud jusqu’à Eugene. Le pipeline Marathon dispose d’un seul terminal dans l’est de l’Oregon. L’Oregon, et plus généralement la région de la côte ouest, pourraient connaître une pénurie importante de pétrole si l’un ou l’autre de ces pipelines était endommagé ou perturbé. Cela a été au centre de nombreux programmes de préparation et de plans de sécurité au niveau de l’État et au niveau fédéral. Dans un rapport, les propriétaires et les exploitants de pipelines ont identifié la perte d’électricité, accidentelle ou intentionnelle, comme la menace la plus urgente pour l’exploitation des pipelines.
2. Tous les déchets de Portland sont transportés par semi-remorque, tandis que ceux de Seattle et des villes environnantes sont transportés par train. Certaines des plus grandes décharges du pays sont situées le long du fleuve Columbia, loin des regards et des esprits, et rejettent chaque année des dizaines de milliers de tonnes de méthane dans l’atmosphère.
3. La « Roadless Rule » est une réglementation du Service forestier qui interdit l’exploitation forestière dans les terres forestières nationales qui ne sont pas accessibles par la route. L’administration Trump a déclaré qu’elle prévoyait de supprimer cette règle, qui protège 60 millions d’acres de forêts non exploitées à travers le pays.
4. La loi de l’Oregon considère comme un acte de terrorisme intérieur le fait de perturber les infrastructures critiques, notamment les routes, les pipelines, les barrages, les centres de données (data centers) et les infrastructures électriques et de télécommunications. Cette infraction est passible d’une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement.
5. Il n’existe pas de base de données publique officielle répertoriant les attaques contre le réseau électrique, mais l’un des ensembles de données disponibles a enregistré un peu moins de 1 000 attaques entre 2000 et 2023. Seules deux douzaines d’entre elles ont permis d’identifier leurs auteurs, les autres restent non élucidées.
6. En 2020, alors que la révolte populaire balayait les États-Unis, la police a lancé une rumeur selon laquelle des suprémacistes blancs « infiltraient » les manifestations pacifiques et les rendaient violentes. À Minneapolis, la police a affirmé avoir identifié une personne, surnommée « l’homme au parapluie », qui aurait brisé les premières vitres le soir où le commissariat a été incendié. Elle a déclaré avoir reçu une information selon laquelle il s’agissait d’un membre d’un gang de motards suprémacistes blancs qui voulait « inciter à la violence ». Cette information a été relayée par tous les grands médias et les réseaux sociaux, alimentant les théories du complot sur la présence d’agitateurs extérieurs dans d’autres villes. Cinq ans plus tard, aucune preuve n’a été divulguée, aucune arrestation n’a été effectuée et Umbrella Man est toujours en liberté.
7. Des anarchistes de Montréal ont tenté l’expérience, transformant des communiqués anonymes en affiches faciles à imprimer et à distribuer dans les rues. Voir ici : https://mtlcounterinfo.org/for-the-streets/posters-2/communique-poster-series/
8. Des anarchistes allemands font face à une forte répression pour leur implication présumée dans des projets de journaux. Pour plus d’informations sur la situation, consultez le zine Hetzlumpen (en anglais) : https://actforfree.noblogs.org/2025/07/24/hetzlumpen/.