En l’espace d’un long week-end, trois attaques explosives sont venues frapper différentes infrastructures critiques du Chili, et pas n’importe lesquelles. Le vendredi 9 juin 2023, ce sont en effet deux pylônes de lignes à haute tension qui ont d’abord été touchés. L’un à l’aube sur la commune de Placilla, située à une dizaine de kilomètres à l’est de Valparaíso, où se trouvent précisément les plus grandes installations portuaires et industrielles du Chili. Et le second vers 23h sur la commune de Los Álamos (région de Bío Bío), qui n’est autre que la commune où se trouvent les bases des forces spéciales des carabiniers et de la marine, soit un des centres de la politique répressive chilienne. Si le premier pylône, dont deux des quatre barres de soutien ont été endommagées, est resté debout, le second s’est par contre effondré au sol, coupant le courant entre Cañete et Tirúa dans la zone de Los Álamos.
Quant à la troisième attaque, elle s’est produite mardi 13 juin vers 3h du matin contre le pont ferroviaire qui passe au-dessus de la rivière Itata, situé dans la région de Ñuble. Ce dernier, dont les traverses ont sauté et des rails été brisés par l’explosion, sert au passage de trains de marchandises, et en particulier à la circulation des matières premières comme les milliers d’eucalyptus industriels destinés à alimenter l’usine de pâte à papier Nueva Aldea de l’entreprise Arauco (groupe Angelini). Cette ligne de train propriété de la société de chemin de fer nationale chilienne (EFE) était exploitée par Ferrocarril del Pacífico (Fepasa), principale entreprise de transport ferroviaire de marchandises dans la zone centre-sud du pays.
Suite à cette série d’attaques coordonnées dans trois différentes régions du Chili contre des infrastructures stratégiques, le président (de gôche) Gabriel Boric en a profité pour convoquer une réunion extraordinaire de l’ensemble des branches du pouvoir, à laquelle il a fixé l’objectif d’effectuer une proposition de réforme sous 30 jours, afin de simplifier la Loi antiterroriste pour faciliter les poursuites. Comme à chaque fois en pareil cas, il s’agit d’une part pour le pouvoir de faire un effet d’annonce pour affirmer qu’il ne reste pas les bras croisés, et d’autre part de renforcer le visage autoritaire de l’Etat en ressortant un vieux projet qui était déjà dans ses cartons. Enfin, de leur côté, les enquêteurs du groupe OS-9 des carabiniers ont annoncé qu’ils étudieraient les images des péages routiers situés à proximité des lieux attaqués, et qu’ils étaient aussi en train de collecter auprès des compagnies de téléphonie mobile les signaux activés à proximité des infrastructures touchées, les jours et heures des attaques.
Le 14 juin 2023, à travers un communiqué envoyé à la presse, ces trois attaques successives ont été revendiquées par une nouvelle coordination venue s’inscrire dans le panorama de la guérilla diffuse déjà présente au Chili (notamment en territoire mapuche) : il s’agit du Movimiento 18 de Octubre, soit le Mouvement du 18 octobre, dont le nom est une référence explicite au soulèvement chilien qui a éclaté ce jour-là il y a quatre ans, suite à l’augmentation du prix du ticket. Le 18 octobre 2019, premier jour du soulèvement, 77 des 136 stations de métro de la capitale Santiago avait été détruites (dont 20 entièrement incendiées), avant qu’il ne s’étende pendant plusieurs mois*.
Dans son communiqué, le Mouvement du 18 octobre, commence par prendre la responsabilité des « trois attaques à l’explosif contre des infrastructures capitalistes : les sabotages perpétrés à Valparaíso par le Comando Mauricio Arenas Bejas, à Bío Bío par le Comando Lafkenche Pilmaiquen et à Ñuble par le Comando Luisa Toledo ».
Si l’un de ses groupes tire ainsi son nom d’un territoire mapuche (la rivière Pilmaiquen coule sur le territoire des mapuche de la côte, les Lafkenche), le second porte le nom de Mauricio Arenas Bejas, un des responsables de la tentative d’assassinat du général-dictateur Pinochet le 7 septembre 1986, qui a été arrêté et transpercé de sept balles dans le corps par la police l’année suivante, puis s’est évadé de la prison Púbica en 1990, avant de décéder l’année suivante à 33 ans. Quant à Luisa Toledo, décédée en 2021 à l’âge de 82 ans, il s’agit d’une militante de gauche respectée par de nombreux milieux révolutionnaires, notamment pour son combat sous la dictature de Pinochet (mais pas que) pour la mémoire de ses deux fils assassinés par des carabiniers en 1985 (ils étaient membres du MIR), et aussi pour sa participation/défense des manifestations émeutières sous la démocratie, y compris celles du soulèvement d’octobre 2019.
Quant au contenu plus précis de cette première revendication du Mouvement du 18 octobre, qui se conclut par « Liberté pour tous les prisonniers politiques de la révolte, pour les Mapuches, pour les anarchistes et pour les subversifs. Un nouveau fantôme hante le Chili », en voici un large extrait traduit de l’espagnol :
« Tout ce cadre juridico-politique [celui de la rédaction d’une nouvelle Constitution] cherche sans aucun doute à consolider le nouveau processus d’accumulation capitaliste par la dépossession, où la terre et l’eau sont devenues les nouvelles marchandises au détriment des populations sous prétexte de croissance économique. Et là encore, le gouvernement, qui se prétend de gauche, a marqué de son empreinte l’approbation du TPP11 [Traité de libre-échange entre 11 pays de la zone Pacifique signé en 2018], avec l’expansion de l’entreprise minière Los Bronces, la pollution industrielle Quintero-Puchuncavi et son déni grossier du désastre écologique que l’industrie forestière a généré dans le Wallmapu… Le nouvel ordre conçu par la classe politique et la classe des affaires cherche à anéantir la digne résistance mapuche qui, jour après jour, affronte les entreprises forestières et les propriétaires terriens qui usurpent leur territoire historique. Ces dernières semaines, nous avons vu comment le gouvernement et la droite ont orchestré une opération visant à punir les prisonniers politiques mapuches de la prison d’Angol, en les dispersant dans différentes prisons et en les éloignant de leurs communautés et de leurs familles. Nous comprenons que la résistance des Mapuches dérange les capitalistes, qui ont leurs intérêts en territoire mapuche, et c’est pourquoi ils ont besoin de frapper leur moral pour tenter de les subordonner. Mais nous savons aussi qu’ils n’y parviendront pas malgré l’état d’urgence, la militarisation sans précédent et le programme législatif de la classe politique qui a adopté la loi contre le vol de bois et promulguera bientôt la Ley de usurpaciones, qui vise à protéger la propriété privée contre les occupations de terres [en allongeant la durée du flagrant délit et en facilitant l’incarcération des occupants illégaux]. Dans ce contexte, nous adressons nos salutations fraternelles à la population de la nation mapuche, à ses prisonniers politiques en grève de la faim et à ses communautés en résistance, et qu’elles comptent sur nous pour de futures conspirations. »
Et pour finir, il aurait été dommage d’oublier la déclaration officielle du procureur général du Chili, Ángel Valencia, interviewé le mardi 20 juin sur T13 Radio, dans laquelle il a commenté cette triple attaque : « Jusqu’à présent, nous avons enquêté sur des incidents liés à des engins explosifs situés dans des zones urbaines. Le fait que ces derniers se soient trouvés dans des zones rurales représente pour nous un défi supplémentaire en matière de preuves. Dans les zones urbaines, nous disposons en effet de caméras de surveillance ou de cartes Bip ! [les cartes de transport urbain] et d’autres éléments électroniques qui nous aident à localiser les auteurs des attaques. En pleine campagne, il est beaucoup plus difficile de trouver ce genre d’indices. Il s’agit ici d’attaques contre des infrastructures critiques, et il ne fait aucun doute que la situation est préoccupante. »
[Synthèse de la presse chilienne, 8-20 juin 2023]
Note
* Sur le soulèvement chilien du 18 octobre 2019 et ses suites, on pourra notamment relire : Danser avec les flammes. Une chronique de la révolte en cours au Chili (octobre – novembre 2019), in Avis de tempêtes n°23bis, novembre 2019, 60 pages A4