Niort (Deux-Sèvres) : suite des procès contre les manifestants de Sainte-Soline

Le lapin, le moine et le militaire : le procès surréaliste
des manifestants de Sainte-Soline

Mediapart, 28 juillet 2023 (extrait)

Quatre personnes ont été condamnées, jeudi 27 juillet, à des peines de prison à l’issue d’une longue audience sur des faits commis lors de la manifestation contre les mégabassines en mars dernier.

Jeudi 27 juillet avait lieu le premier procès des manifestants de Sainte-Soline – hormis une comparution immédiate le 22 juin à l’issue de laquelle un homme de 42 ans avait été écroué et écopé de dix mois de prison pour avoir jeté des pierres sur les gendarmes. Le procès des organisateurs de cette manifestation interdite par la préfecture aura lieu en septembre . Pour l’heure, ils sont quatre prévenus poursuivis pour des faits commis dans ce champ des Deux-Sèvres où huit mille personnes se sont réunies en mars pour s’opposer à une réserve de substitution creusée au bénéfice de douze agriculteurs irrigants.

Après les mots du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, sur les « écoterroristes » de Sainte-Soline , les voilà devant la justice, du moins ceux que les enquêteurs ont estimé avoir confondus. Et le contraste entre le terme et la réalité est si disproportionné qu’il en est presque parodique. Dans le public de l’audience, toutes les chaises sont occupées. Et quand les portes de la salle d’audience s’ouvrent, les huées et les chants des quelque cinq cents manifestant·es réuni·es dehors inondent la pièce. Le procès va durer près de dix heures et se finir un peu avant minuit

  • Une photographie est projetée sur les murs du tribunal de Niort. L’écran dévoile un jeune homme, visage radieux, déguisé en lapin rose avec un gilet pare-balle de gendarmerie enfilé. F., 26 ans, l’a trouvé par terre pendant la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline, le 25 mars dernier. Cette photo, il l’a publiée lui-même sur Instagram. Et le déguisement a été retrouvé chez lui lors d’une perquisition. Donc, il reconnaît ces faits de « recel de vol aggravé » Mais il n’a pas vu le mal. « Je ne pensais pas pouvoir me retrouver devant un tribunal pour avoir dansé avec un gilet » , lâche-t-il à la barre.
    Devant le juge, la voix est fragile et le parcours de vie, chaotique. « Il a su trouver des manières d’habiter » explique une amie et voisine dans une lettre lue par son avocate et qui décrit ses multiples investissements dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. « Je suis venu à Sainte-Soline sans mauvaise intention , poursuit-il. Moi je m’exprime par la danse et la musique. » Comme pour dire : pas par la violence. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui lui est reproché.
  • B., 27 ans, s’avance à la barre. Profession : caporal dans l’armée. Il a été photographié par les gendarmes, en fin de manifestation, une veste de gendarmerie nouée autour de la taille. Dessus, il a inscrit un symbole anarchiste. Le président ne veut pas être gênant, « mais quand même, c’est étrange pour un militaire… Pourquoi avoir fait ça ? » , demande-t-il. « C’est ma première manifestation, j’y suis allée par idéologie. À la fin, j’ai participé au nettoyage du terrain et j’ai trouvé cette veste dans le champ. J’aurais dû la mettre à la poubelle tout de suite mais je n’ai pas eu cette présence d’esprit. »
  • « Pour une première, vous ne vous êtes pas loupé » , ironise le président, avant d’entendre un troisième prévenu, N., 25 ans, lui aussi néomanifestant. Il est poursuivi pour « participation à un groupement en vue de la préparation de violence contre les personnes ou de destruction ou dégradation de biens ». Nouvelle photographie. N. est au cœur d’un groupe présenté par le juge comme « des black blocs qui ont jeté des cailloux et brûlé des véhicules de gendarmes. »
    N. n’est pas poursuivi pour avoir commis lui-même ces actes mais pour sa présence dans le groupement. Le visage moins bien dissimulé que les autres, cet étudiant en informatique a été repéré par les enquêteurs et finit devant le tribunal sans pouvoir expliquer sa présence parmi les black blocs autrement que par un concours de circonstances et des événements qui l’ont dépassé. Il a écopé de quatre mois de prison avec sursis. La justice a condamné les deux premiers à deux mois avec sursis.

  • La plus grosse peine a été prononcée à l’égard de Loïc S., qui s’est présenté à la barre encadré par des agents pénitentiaires. Depuis plus d’un mois, cet homme de 28 ans est en détention provisoire. « Je dors par terre dans une cellule faite pour deux personnes où nous sommes trois. Pourquoi suis-je enfermé ? » , commence-t-il dans une déclaration au tribunal où il ne compte pas s’expliquer sur les faits qui lui sont reprochés à Sainte-Soline mais, longuement, sur sa pensée politique et la répression des soulèvements militants.« L’effondrement du vivant et le réchauffement climatique imposent la lutte. Nous avons le devoir de combattre. Cela est opposé à la construction d’alternatives mais j’aime bien faire les deux » , explique l’activiste, également maraîcher dans la Meuse et employé dans une maison de retraite où il développe, au-delà des soins quotidiens, des ateliers de jardinage avec les résident·es.

    Titulaire d’une maîtrise de droit, militant antinucléaire, il a été condamné pour avoir hacké plusieurs sites publics au début de sa vingtaine, dont celui de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Mais aussi pour des dégradations – qu’il conteste – lors du G20 à Hambourg (Allemagne). Avant sa dernière arrestation, il aidait un convoi de réfugié·es. Il fait mille choses.

    Comme les trois autres prévenus, Loïc S. a été confondu par la reconnaissance faciale** – un procédé d’enquête jugé disproportionné par leurs avocats. Après trois mois d’investigation par la section de recherche de la gendarmerie de Poitiers, Loïc est finalement arrêté, le 22 juin, dans un déferlement de moyens, dont la mobilisation d’une unité de contre-terrorisme, selon ses avocats.

    À Sainte-Soline, il s’est déguisé en moine. Les enquêteurs ont compilé des images confondantes – dont une bonne part est issue de ses propres réseaux sociaux. On le voit saisir un gilet de gendarme, puis le reposer. Et sa signature « Mud Wizard » est apposée sous un tag « ACAB » (« All cops are bastards ») retrouvé sur une voiture de gendarmerie incendiée. Des faits, qui, cumulés, lui font risquer sept ans de prison.

    « Il y a une disproportion tout au long de cette affaire. […] La construction d’une figure écoterroriste fictionnelle » , dénonce M Christophe Gros, l’un de ses trois avocats lors de sa plaidoirie. « À Sainte-Soline, Loïc ne blesse personne, il ne commet aucune violence, il ne cause pas de préjudice matériel. Cela ne correspond en rien en termes de gravité criminelle. On ne revêt pas une tenue de moine pour commettre des infractions mais pour faire passer un message. »

    « En quoi insulter les policiers fait avancer la cause écologique » , rétorque l’avocat de la partie civile, l’agent judiciaire de l’État. Loïc S. demande de répéter, devenu malentendant du fait des grenades assourdissantes utilisées à Sainte-Soline, et finit par comprendre : « Je ne répondrai pas à vos questions, sauf si vous pouvez répondre aux miennes : qui a tiré sur Serge et Mickael [les deux manifestants les plus gravement blessés lors de la manifestation – ndlr] , interroge le prévenu . Il est malheureux qu’on ne retrouve pas les personnes qui ont mis des manifestants dans le coma et qu’on s’intéresse longuement à un moine. »

    Loïc S. préfère faire de son procès une tribune pour refaire ou plutôt dénoncer le monde qui l’entoure : la mort de Rémi Fraisse lors de la manifestation de Sivens, qui a « fait tomber ses illusions » , celle de Nahel M. lors d’un contrôle routier à Nanterre qui a attisé sa colère, le matériel de maintien de l’ordre français qui s’exporte à l’étranger « sans considération pour les droits de l’homme » , l’eau de la mégabassine de Sainte-Soline « qui pourrait irriguer 450 maraîchages » comme le sien, nourricier et sain, l’agriculture intensive qui va dans le mur, la dissolution des Soulèvements de la Terre.

    Loïc parle bien, jeune et élancé, avec une liasse de papiers manuscrits à la main. Il a préparé un poème pour le tribunal et développe, devant un juge qui peine à conserver sa patience, quelques explications sur la pensée anarchiste et la « destruction symbolique » comme mode d’action. Il parle bien mais c’est trop pour un seul homme. Ce moine, au milieu des black blocs plus visibles que les autres à Sainte-Soline, semble encore isolé, là, seul dans un box de tribunal, à mener et à porter sur ses épaules un procès politique qui dépasse les contours des infractions qui lui sont reprochées.

    Les réquisitions de la procureure ramènent, après des heures et des heures de débat politique, le Code pénal à l’audience. Décrivant « un moine glaçant devant un camion de gendarmerie qui flambe » elle demande une peine d’un an de prison avec aménagement pour poursuivre son travail en maison de retraite, où le recrutement est à la peine. Elles seront suivies par le tribunal dans sa décision. Loïc repart libre. Une nouvelle manifestation contre les mégabassines est prévue le 18 août dans les Deux-Sèvres. Loïc S. a interdiction de paraître dans ce département pendant trois ans.


    ** NDLR :
    Traduction : c’est-en réussissant à prendre en photo le visage découvert d’un manifestant avant, pendant ou juste après les actes poursuivis (en l’occurrence les affrontements et incendie de camions de gendarmes), puis en comparant cette photo par logiciel de reconnaissance faciale présent sur leurs tablettes avec les photos contenues dans le fichier TAJ (Traitement des antécédents judiciaires), que les flics ont fait sortir leur identité. Depuis 2012, l’utilisation de la reconnaissance faciale pour dénicher une identité est permise pour ce fichier-là à partir de n’importe quel type de photo (une tof prise directement par eux, ou une tof qu’ils ont glanée ailleurs : dans un album souvenir chez un ami lors d’une perquiz, extraite d’une caméra de vidéosurveillance, d’une vidéo prise par un autre manifestant et mise en ligne, etc.)