Le réseau de transport trans-européen (TEN-V), la logistique et la disponibilité militaires au vu de l’exemple du corridor ScanMed et de ses projets partiels actuels
Traduit de l’allemand de Sozialer Zorn, 1er décembre 2023
Avant-propos des auteur-e-s
Nous nous trouvons au début d’un siècle de guerres entre des blocs de pouvoir transnationaux, entre des états nationaux existants ou émergents, des guerres contre des populations en fuite et réfractaires. Des guerres pour des ressources stratégiques, pour la nourriture et l’eau, des guerres pour des constellations de pouvoir géostratégiques et des revendications territoriale. Cependant, quels que puissent être les motifs des guerres actuelles et à venir, nous refusons résolument d’y rejoindre un camp quelconque, puisque toute guerre se dirige uniquement contre les exploité-e-s et les opprimé-e-s de ce monde et ne sert qu’aux puissant-e-s pour accroître leur richesse et leur domination sur la vie. Il ne peut pourtant pas s’en suivre que nous restions à regarder les bras croisés comment les dominant-e-s préparent le carnage, commettent des génocides et des massacres, sèment la dévastation et la misère sur les êtres humains et le vivant même. S’il est aussi clair que nous ne dirigerons jamais les armes les un-e-s contre les autres sur ordre des MAÎTRES, rien au monde ne nous empêchera pourtant de combattre avec nos propres armes ce qui rend simplement la guerre possible, la propagande nationaliste, le processus militaro-industriel du génocide en cours, ainsi que, et ça n’est pas la moindre des choses, l’infrastructure de guerre en tant que telle. Et c’est justement cette infrastructure de guerre, ou ce qu’on appelle aujourd’hui l’infrastructure moderne „à double usage“ d’exploitation „pacifique“ de l’humain et de la nature d’une part, et de destruction militaire de l’autre, que nous voulons avoir en ligne de mire dans cette contribution à partir de l’exemple du dit corridor ScanMed (corridor Scandinavie-Méditerranée), qui est l’un des principaux axes d’infrastructure de transport de l’Union européenne, avec quelques-uns de ses projets partiels actuellement en extension ou en modernisation.
Ce faisant, nous ne voulons pas montrer une fois de plus que la lutte contre la guerre comprend aussi la lutte contre l’exploitation et la destruction „pacifiques“, celles bien huilées, et donc contre le projet industriel et colonial, mais nous voulons plutôt apporter ici une petite contribution en mettant en évidence des cibles concrètes dans ce combat, et ainsi encourager chacun-e à élaborer ses propres analyses du complexe militaro-industriel, de ses matières premières et de sa logistique, en ayant rien de moins en tête que son sabotage efficace. En effet, une telle analyse nous manque d’autant plus cruellement que nous pensons que notre capacité à combattre la domination (et ses guerres) dépend inévitablement de notre connaissance de ses infrastructures, de notre compréhension de ses mécanismes de fonctionnement, ainsi, et de manière non négligeable, que du fait de posséder les compétences nécessaires et une certaine routine dans leur utilisation pour l’attaquer aux points faibles que nous aurons déterminés.
Le réseau de transport trans-européen (TEN-V)
Le réseau de transport trans-européen est un réseau de routes, de voies ferrées, de routes aériennes et maritimes prévu par l’Union Européenne pour permettre entre pays membres le transport rapide et sans obstacle de marchandises, de matières premières, en partie aussi de sources (d’énergie) et enfin, d’armement, d’approvisionnement et de troupes militaires par-delà les frontières de ses pays membres. Même si ça n’est souvent pas mentionné, c’est déterminant dans les documents stratégiques. Ce réseau consiste ainsi en un réseau principal, à nouveau étendu à l’ensemble du territoire de l’UE essentiellement à partir de neuf corridors principaux dits multimodaux. Ces corridors relient par exemple la zone de la mer du Nord à la zone méditerranéenne, la mer baltique à l’adriatique, les métropoles méditerranéennes sur l’axe est-ouest, ils passent le long du Rhin et du Danube ou de la côte atlantique. Ils sont multimodaux, ce qui signifie qu’ils sont composés au moins de voies routières et ferroviaires, et souvent en plus – ou du moins en partie – de voies navigables, qu’ils relient par voie terrestre des aéroports et des ports de haute mer, c’est-à-dire que si un type de transport venait à ne plus fonctionner ou à occasionner des retards, elle pourrait simplement et facilement être remplacée par un itinéraire parallèle circulant le long du même axe de transport. Cette redondance des itinéraires, cet aspect multimodal, ne relèvent pas du hasard et sont une condition nécessaire pour les axes de transport militaires servant au transport des troupes, de leur armement et de leur nourriture, tout comme l’adaptation à des charges par essieu de plus de 22,5 tonnes sur plus de 94% du trajet, cette possibilité d’utilisation militaire a été pensée dès le début par l’UE et ses pays membres.
Le corridor ScanMed
Le corridor ScanMed, c’est-à-dire le corridor de transport qui relie les pays scandinaves à la Méditerranée, est le plus long corridor principal du réseau trans-européen et, partant de Oslo et d’ Helsinki, il passe par Rostock – Berlin – Leipzig / Hambourg – Brême – Hanovre, Nuremberg – Munich – Innsbruck (col du Brenner) – Vérone – Bologne – Florence – Rome – Naples– Palerme, pour aller jusqu’à Malte. Il croise ainsi le corridor mer du nord-mer baltique à Brême, Hanovre, Berlin et Hambourg, le corridor Méditerrané à Vérone, et le corridor Rhin-Danube à Munich et Regensbourg. De plus il relie entre autres les ports de Hambourg, Göteburg, Brême, Rostock, les aéroports de Munich, Berlin, Leipzig, Hambourg aux voies de transport terrestres. Près de 1100 trains de marchandises quittent le port de Hambourg chaque semaine le long du corridor ScanMed vers l’intérieur du pays. Inversement, ce corridor relie la plupart des grands ou moyens ports méditerranéens d’Italie surtout avec l’Allemagne en passant par le col du Brenner. Il permet là d’économiser plusieurs jours dans le transport de marchandises en provenance ou à destination du dit Extrême-Orient, lorsque celles-ci peuvent être acheminées par voie terrestre au lieu d’emprunter la voie maritime en passant par le port de Hambourg. Grâce à la stratégie du « double-usage » dans le domaine des infrastructures, ce qui est valable pour des biens à destination „civile“ vaut aussi pour les biens et les troupes militaires. Ainsi le corridor ScanMed ne relie pas seulement les bases navales de l’armée allemande en mer du nord avec les ports méditerranéens d’Italie, il permet aussi d’équilibrer les transports de troupes et les déplacements de matériel par le biais de certains des axes Est-Ouest. Nous nous rappelons par exemple bien que les équipements militaires états-uniens, qui dans le cadre de l’exercice de l’OTAN „Defender 2020“ atterrissaient dans des ports comme celui de Palerme ou de Bremerhaven, empruntaient précisément ces routes pour rejoindre les différentes bases américaines principalement en Allemagne, d’où ils auraient ensuite dû partir en direction de la Pologne si l’exercice n’avait pas été interrompu. D’un point de vue militaire, il est aussi pratiquement impossible de renoncer au corridor ScanMed eu égard à l’industrie allemande de l’armement et de son approvisionnement en matières premières et en produits semi-finis, en „temps de paix“ comme en temps de guerre. L’industrie de l’armement justement en place dans la région métropolitaine Munich/Ingolstadt/Augsbourg, tout comme le triangle bavarois Burghausen/Burgkirchen/Trostberg/Waldkraiburg relevant de l’armement et également important pour l’approvisionnement pétrolier du Sud de l’Allemagne gèrent leur logistique principalement et „forcément“ (puisque pratiquement sans alternative) le long de ce corridor.
Goulots d’étranglement actuels et projets d’extension pour y remédier
Les deux principaux goulots d’étranglement du corridor ScanMed se trouvent actuellement dans le col du Brenner et dans le détroit de Fehman et concernent particulièrement le transport ferroviaire. Dans le détroit de Fehman des véhicules automobiles et des trains circulent sur ce qu’on appelle la „Vogelfluglinie“, la connexion la plus directe entre les métropoles Copenhague et Hambourg, soit un trajet d’environ 19 kilomètres entre l’île allemande Fehmarn et l’île danoise Lolland, qui s’effectuait jusqu’à présent en ferry. Le tunnel de Fehmarn, devant accueillir des routes et un chemin de fer avec 4 voies de circulation, ainsi qu’une voie d’urgence et une de maintenance, doit être construit d’ici 2029, ce tronçon doit être prochainement modernisé et ainsi éliminer le goulot d’étranglement dû au service de ferry. Dans la foulée, le pont de Fehmarnsund,qui assure la liaison entre la terre ferme allemande et Fehmarn doit être remplacé par un autre tunnel sous la mer, le tunnel de Fehmarnsund, prévu pour la même date, pour pouvoir accueillir un volume de trafic en augmentation, et en particulier les trains de marchandises de 835 mètres qui devront y circuler.
Le deuxième principal goulot d’étranglement du corridor ScanMed se trouve dans les Alpes, plus précisément dans le col du Brenner. Sur l’une des plus importantes routes d’Europe qui traverse les Alpes, le trafic ferroviaire et surtout le transport de marchandises sur rail représentent un tel défi à cause des fortes pentes sur la ligne que le transport de marchandises par camion est souvent plus économique. Le tunnel de base du Brenner censé être terminé d’ici 2032 doit changer cela. Afin de pouvoir également garantir une liaison stable, aussi bien au Nord (Autriche et Allemagne) qu’au Sud (Italie), de nouvelles voies d’accès supplémentaires sont construites ou étendues, pour permettre des capacités de plusieurs centaines de trains par jour.
A côté de cela, il y a de nombreux goulots d’étranglement plus petits qui ne remplissent pas les exigences de l’UE sur les lignes directrices des corridors principaux et n’ont pas le degré de modernisation correspondant sur des portions du corridor ScanMed, dont certaines doivent par exemple être choisies à l’intérieur de la RFA. Dans la circulation ferroviaire, il manque encore le tronçon de la voie d’accès du Nord du tunnel de base du Brenner, qui doit être construite entre Grafing et Rosenheim, tout comme des voies de contournement entre Hanovre et Hambourg programmées dans le cadre du Alpha E + Brême Optimisé, ainsi que l’extension des voies locales existantes. Le tronçon entre Hof et Regensburg, qui fait partie du corridor Est du rail, doit encore être électrifié. Un nouvelle ligne Munich-Ingolstadt avec connexion à l’aéroport de Munich est également prévue au cahier des charges du corridor ScanMed à réaliser d’ici 2030. De nombreuses gares de transbordement de marchandises ne remplissent pour l’instant pas non plus les standards exigés, en particulier pour des trains de marchandises mesurant plus de 740 mètres, c’est par exemple le cas de Munich, Nuremberg, Hanovre, Rostock, Lübeck, Großbeeren, Schkopau, ainsi que de celle de Hambourg-Billwerder.
Conditions pour une utilisabilité militaire du Corridor
Pour que les axes de transport mis en place pour des objectifs principalement civils puissent effectivement être utilisés militairement dans le sens d’une stratégie de „double usage“, quelques conditions doivent être remplies, qui sont par exemple définies dans le Plan d’action européen „on military mobility“. Les charges d’essieu de 22,5 tonnes en font par exemple partie, tout comme la multimodalité des corridors, et donc la possibilité de pouvoir passer de la route au rail ou aux voies navigables, et inversement, plus ou moins à tout moment, si une des infrastructures fonctionnant en parallèle venait à être gravement endommagée. A côté des voies de transport de toutes sortes, ce sont surtout des gares et des ports de transbordement qui serviront à faire passer les marchandises de la route au rail et inversement, ou du bateau à la route/au rail. Dans le cadre du projet infrastructure de l’UE Rail-Road Terminals, ces gares de transbordement se trouvent le long du corridor ScanMed dans le sens Sud-Nord à l’intérieur de la RFA à Munich, Nuremberg, Hanovre, Berlin, Brême, Bremerhaven, Hambourg, Lübeck et Rostock.
En outre, pour que les corridors de transport puissent être utilisés militairement, un approvisionnement en carburant suffisant tout du long est essentiel. En effet, le transport de troupes et de matériel de guerre engloutit une énorme quantité d’énergie et celle-ci ne se trouve pas comme par magie. L’approvisionnement du transport civil nécessite déjà d’innombrables stations de ravitaillement pour les véhicules légers, les poids-lourds, les trains, les avions et les bateaux, qui reçoivent le carburant nécessaire quotidiennement grâce à une logistique sophistiquée de pipelines, de trains de marchandises et de camions citernes. En gros, le carburant produit dans les raffineries (où le pétrole brut nécessaire arrive la plupart du temps par Pipeline, voir ci-dessous) arrive par des pipelines, des pétroliers et des trains-citernes dans les dépôts de stockage, à partir desquels il est amené également par train-citerne ou en camions jusqu’aux différents postes d’essence, ainsi qu’à des dépôts de stockage plus petits et plus éloignés. Quelques-uns des dépôts de stockage d’importance stratégique particulière pour l’armée sont alimentés en Allemagne et partout en Europe par le réseau de pipelines de l’OTAN, aujourd’hui aussi exploité par des opérateurs civils, mais assurant en cas de besoin l’utilisation militaire prioritaire. En Allemagne, il y a en tout 12 sites de raffinage de carburant en activité, qui se trouvent à Burghausen, Brunsbüttel, Gelsenkirchen, Hambourg-Habourg, Hemmingstedt (Heide), Ingolstadt, Karlsruhe, Cologne, Leuna, Lingen (Ems), Schwedt (Oder) et Neustadt sur le Danube / Vohburg sur le Danube. Ils sont alimentés par quatre systèmes centraux de pipelines, l’oléoduc Nord-Ouest qui, avec l’oléoduc d’Allemagne du Nord par le port pétrolier de Wilhelmshaven, alimente en pétrole brut les raffineries à Lingen, Cologne, Gelsenkirchen et Hambourg-Harbourg, le pipeline Sud-européen qui, partant du port de Marseille, fournit la raffinerie à Karlsruhe et y est par ailleurs raccordé à l’oléoduc Transalpin (TAL), celui-ci pompant à nouveau du pétrole du port de Trieste pour l’acheminer à Burghausen, Ingolstadt, Karlsruhe et Neustadt/Vohburg sur le Danube, de même qu’un pipeline allant de Rostock à Schwedt et de là vers Lingen, particulièrement utilisé depuis le boycott du pétrole russe qui arrivait auparavant aussi à Schwedt par l’oléoduc nommé Freundschaft et qui arrive donc à ses limites en capacité, doit être modernisé et agrandi pour un budget de 400 millions d’euros. A partir des raffineries le carburant emprunte un chemin la plupart du temps opaque et sans cesse renouvelé de manière logistique par les pipelines, les trains-citernes et les camions jusqu’aux dépôts de stockage correspondants ou directement jusqu’aux différentes postes d’essence.
C’est cependant le Central European Pipeline System (CEPS) de l’OTAN qui est destiné en priorité au ravitaillement militaire en carburant, en étant relié à des sites militaires à Lauchheim-Röttingen (Aalen), Altenrath, Mainhausen (Aschaffenburg), Bellheim, Niederstedem (Bitburg), Boxberg, Bramsche, Wonsheim (Fürfeld), Hademstorf (Hodenhagen), Hohn-Bollbrüg, Untergrupppenbach-Obergruppenbach (Heilbronn), Huttenheim, Kork (Kehl), Weichering (Neuburg sur le Danube), Littel (Oldenburg), Pfungstadt, Bodelshausen, Würselen et Walshausen (Zweibrücken), ainsi qu’à des Einrichtungen civiles à Ginsheim-Gustavsburg, Honau, Krailing (Unterpfaffenhofen), Oberhausen (Neuburg sur le Danube) et Speyer, et comprend au total plus de 24 dépôts de stockage rien qu’en RFA avec une capacité évaluée pour chaque dépôt entre 20.000 et 100.000 mètres-cube. Comme points d’entrée pour le ravitaillement en carburant en RFA il y a les raffineries à Wesseling (Cologne), Lingen (Emsland), ainsi que le dépôt de stockage Gustavsburg à la situation stratégique favorable, sur un nœud ferroviaire et sur le Rhin, et disposant même d’un port propre. De plus, de nombreux autres dépôts de stockage avec raccordement au CEPS disposent de liaison ferroviaire et peuvent ainsi être réaménagés en points d’alimentation, et enfin il y a encore les ports de mer du nord et de Méditerranée ainsi que les nombreux dépôts de stockage en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en France, avec les raffineries qui y sont reliées, pour remédier à d’éventuelles pénuries en carburant. C’est aussi cruellement nécessaire, car le besoin en carburant d’une armée en mouvement est pour ainsi dire incommensurable. Un char Panzer par exemple consomme au moins 150 litres de diesel par heure de fonctionnement (les gros chars de combat vont jusqu’à 600 litres!), un avion de combat consomme vite de 5000 à 10.000 litres de kérosène par heure de fonctionnement. Les jours se comptent sur les doigts d’une main jusqu’à ce que les réserves en carburant dans les dépôts militaires soient à sec. Dans le cas de l’axe ScanMed, on remarque naturellement que la route entre l’espace Munich-Ingolstadt et Brême/Hanovre passe relativement loin du réseau de pipelines CEPS essentiel au niveau militaire pour l’Allemagne et que sur ce trajet soit des couloirs d’accès correspondants sur route ou sur rail devraient être utilisés, soit il faudrait aussi avoir davantage recours à l’approvisionnement civil en carburant aussi pour des usages militaires dans cette zone. D’ailleurs, les sociétés d’exploitation du CEPS sur le sol de RFA sont la société d’exploitation du réseau de transport(FBG), alors que les wagons-citernes nécessaires pour le transport ferroviaire ont été délégués à la VTG. Une partie des dépôts de stockage est en outre actuellement gérée par TanQuid.
A l’avenir, les pipelines d’hydrogène à construire et les infrastructures qui se développent autour de l’hydrogène, vecteur énergétique en vogue, principalement imposées avec tant d’insistance par le parti de guerre vert, vont devenir toujours plus importants pour le ravitaillement en carburant de l’armée. Ainsi ils alimenteront probablement d’abord les raffineries qui continuent à fournir des carburants, mais à plus long terme il y aura certainement aussi des changements de carburant vers des moteurs fonctionnant à l’hydrogène. Du moins le réseau central d’hydrogène planifié prévoit d’englober toutes les régions se trouvant le long du corridor ScanMed.