Le moins que l’on puisse dire, c’est que la petite bourgade de Pößneck, située à une trentaine de kilomètres au sud de la ville de Jena (dans la région de Thuringe), n’est pas connue pour ses frasques.
A l’inverse de sa petite sœur, les murs de Jena ont par exemple subi au fil des siècles la fureur des paysans révoltés qui, entre 1524 et 1526, détruisirent et pillèrent des centaines de châteaux et d’édifices religieux au sein du Saint-Empire romain germanique. Cette insurrection, nommée « Soulèvement de l’homme ordinaire » (Erhebung des gemeinen Mannes) ou plus simplement « Guerre des paysans » à la suite de l’étude de Engels, déchaîna jusque l’ire du pape du protestantisme, Martin Luther, qui conseilla à la noblesse de massacrer les 300 000 gueux insurgés jusqu’au dernier. Ce qui donne pour tout remède dans son pamphlet, titré Contre les hordes de paysans voleurs et assassins (mai 1525) : « Que tous ceux qui le peuvent frappent, tuent et poignardent, secrètement ou ouvertement, en se rappelant qu’il n’y a rien de plus empoisonné, de plus nuisible ou de plus diabolique qu’un rebelle. C’est comme lorsqu’il faut tuer un chien enragé : si vous ne le frappez pas, il vous frappera, et tout un pays avec vous. »
Mais de nos jours, la bonne ville de Jena est surtout connue dans les manuels de la domination comme ayant été l’un des berceaux du romantisme allemand, dont l’université a vu passer Goethe et de prestigieux enseignants comme Fichte, Schiller ou Hegel, sans parler d’un célèbre étudiant, Karl Marx, qui y a terminé son doctorat de philosophie en 1841. Un peu plus tard, c’est aussi là que Ernst Haeckel, eugéniste patenté et inventeur du terme « écologie » en 1866 (auquel l’anarchiste Elisée Reclus lui préférait celui de « mésologie ») fit toute sa carrière. Sauf qu’il serait dommage d’en rester au ciel universitaire des idées bourgeoises de la Jena du 19e siècle, sans évoquer une autre révolte plus méconnue qui a fait redescendre la ville sur terre.
En juin 1953, après de premières grèves contre l’augmentation des cadences de travail, lorsque l’insurrection a éclaté à Berlin-Est contre le fascisme rouge avant d’être écrasée par les chars de l’Armée de la même couleur, on oublie un peu vite que c’est une grande partie de l’ex-Allemagne de l’Est qui s’est alors soulevée. A Jena même, pour en rester là, c’est ainsi qu’une foule de 30 000 personnes a attaqué et saccagé le siège du Parti communiste (SED) et plusieurs bâtiments officiels, mais aussi pillé celui de la police politique (la Stasi) ou pris d’assaut la prison de Steiger, en libérant de force une soixantaine de détenus. Inutile de dire que les soudeurs et autres délégués des mines de charbon qui avaient tenté une médiation avec les pontes du Parti pour leur présenter quelques revendications raisonnables, finiront soit devant un peloton d’exécution soit embastillés pour de très longues années. Mais n’est-ce pas le poète qui avait contribué à illuminer Jena, auteur de Faust et homme d’État décoré de la Légion d’honneur par Napoléon en personne, Johann Wolfang Von Goethe, qui avait professé ce sommet du cynisme autoritaire destiné à passer à la postérité : « J’aime mieux commettre une injustice que tolérer un désordre [public] » ?
Arrivés à ce point, même le lecteur le plus bienveillant se demandera peut-être quel est le rapport entre cette ville chargée d’histoire, et sa banlieue champêtre de Pößneck, autrefois centre de l’exploitation textile, et depuis longtemps oubliée, sinon pour les balades vers le parc naturel de Thuringe. Peut-être tout simplement le conseil du poète, tel que l’a suivi à la lettre la police il y a quelques semaines, suite à un événement qui a eu une résonance bien au-delà de la région. Qu’on en juge plutôt : mercredi 10 avril, une immense antenne-relais de 70 mètres de haut est partie en fumée vers 23h, à la nuit tombée. Non seulement les communications ont été coupées, mais les dégâts entraînés par la destruction de tous ses câbles et appareillages sont estimés à rien moins que 500 000 euros, selon le très officiel communiqué des flics. Et comble de malchance pour la discrète Pößneck, les images de cet incendie ont largement circulé, tandis que les recherches menées par l’hélicoptère de la police dans les zones voisines afin de chopper en flagrance d’éventuels responsables, ont fait chou blanc.
Qu’en conclure pour les autorités, sinon qu’une bonne dose de confusion vaut certainement mieux qu’une petite touche de désordre qui risquerait –qui sait ? – d’inspirer quelque rebelle épris de liberté. Dès le lendemain 11 avril, un communiqué fut ainsi diffusé par les flics et repris par les agences de presse, annonçant que l’énorme incendie de cette antenne de télécommunication était « probablement dû à un défaut technique qui a notamment détruit l’installation électrique, ce qui a entraîné d’importants dégâts matériels ». La messe étant ainsi (vite) dite, dans un style moins ardent que celui de Luther, mais plus adapté aux épanchements de la bureaucratie policière, toute cette histoire pouvait donc s’arrêter là. Et rejoindre le placard des faits divers plus ou moins banals qui surviennent chaque jour dans la patrie de Goethe.
Mais voilà, une telle antenne-relais qui flambe de bas en haut dans la nuit noire, à quelques dizaines de kilomètres de Leipzig et de Jena, qui plus est dans un endroit discret et isolé, en provoquant un bel effet de stupéfaction (certainement dû au gros montant des dégâts), cela n’arrive pas tous les jours. Le Service régional de la police criminelle de Thuringe et celui de la police judiciaire de Saalfeld, peut-être moins sensibles à la thèse du suicide des antennes-relais que leurs collègues de Pößneck, se sont donc eux aussi rendus au pied du pylône, afin d’enquêter plus sérieusement sur les causes de cette mystérieuse auto-combustion. Leur premier verdict a fini par tomber une semaine plus tard, accompagné de nombreuses images diurnes de l’antenne calcinée, peut-être pour provoquer un élan de délations émues par ce drame.
Dans le nouveau communiqué de presse émis par les flics le 17 avril dernier, le « défaut technique » initial a magiquement disparu, en se transformant désormais en possible « incendie volontaire sur la base des traces retrouvées sur place, de sorte que des témoins sont recherchés d’urgence au vu des nouvelles découvertes… en particulier concernant des personnes ou des éléments suspects qui auraient été aperçus entre 22 heures et minuit. » Et pour mettre encore plus de points sur les i de leur chasse à l’homme, les enquêteurs ne se sont pas privés de glisser à la fin de leur communiqué « qu’une motivation politique n’est pas exclue », avec cet art si consommé de la litote policière. Bref, il semble que l’antenne-relais de Pößneck soit en réalité partie en fumée la nuit du 10 avril grâce à l’aide de quelques mains anonymes, ce qui après tout n’est ni une surprise pour les cages technologiques, ni une mauvaise nouvelle !
Car sur le fond, chacun.e aura compris que la fameuse sentence de Goethe (prononcée pour tenter de stopper une foule hostile qui entendait régler son compte à un officier français accusé d’avoir commis des exactions lors de l’occupation de Mayence en 1793) fonctionne bien mieux à l’envers : « mieux vaut commettre un désordre que tolérer une injustice ».
[Synthèse de la presse allemande (Saale Info TV/Mitteldeutscher Rundfunk), 10-17 avril 2024]