Le citoyennisme qui vient

[Reçu par mail, 21 juin 2024, de joie et tension.]


Le citoyennisme
qui vient

Puisque dans le contexte de fièvre électoraliste actuelle, un certain nombre de camarades anarchistes, révolutionnaires, autonomes, etc. semblent frappé.e.s de désorientation politique et stratégique, il nous a semblé qu’une clarification s’imposait.

L’électeur est un oppresseur

Depuis la dissolution de l’assemblée nationale se font entendre au sein de la gauche dite « radicale » les orchestres de la petite musique citoyenniste et électoraliste : la situation serait critique et il faudrait donc que chacun.e prenne ses responsabilités et s’en aille mettre docilement son bulletin dans l’urne. Voici que l’on subit à nouveau, comme en 2002, comme en 2017, comme en 2022, les éternelles injonctions à voter, à « faire barrage », à soutenir ou à rallier le Nouveau Front populaire pour empêcher l’extrême-droite ou le fascisme d’arriver au pouvoir. Et ces injonctions s’accompagnent immanquablement de la rhétorique culpabilisante habituelle : les abstentionnistes, toutes et celles et ceux qui refusent de jouer ce jeu-là, s’en mordront les doigts. Ils regretteront leur négligence coupable. Ils seront mortifiés et honteux, au soir du premier ou du second tour, quand le pire sera arrivé par leur faute. Etc. etc.

Nous n’avons que faire de cette petite musique. Ce chantage nous fait bien rire. Nous tiendrons bon sur nos principes. Nous ne voterons jamais et nous ne culpabiliserons jamais. Disons-le tout net : à nos yeux, il n’y a pas de crise politique en France aujourd’hui. De notre point de vue, c’est le calme plat. L’État se porte très bien, la République raciste et sécuritaire est en pleine forme et les péripéties superficielles propres à la compétition entre celles et ceux qui veulent conquérir une portion des institutions ne nous concernent pas. Cette lutte pathétique entre la gauche et la droite du Capital n’est pas notre problème. L’Ennemi est au pouvoir depuis longtemps déjà.

Nous sommes fatigué.e.s d’avoir à rappeler tout cela, c’est pourquoi nous ferons court. En trois points :

1. L’État ne connaît que l’oppression

L’État n’est pas un outil neutre que l’on peut conquérir et utiliser pour impulser une politique prétendument différente. L’État ne connaît que la domination et l’oppression, et toute tentative pour investir les institutions est une erreur stratégique grossière. L’État ne mène qu’à l’État. Il n’est jamais « juste », ni « bon ». Il doit être démoli de l’extérieur, point.

2. Peu importe le régime : tous les États se valent

Tous les régimes et tous les programmes qui s’appuient sur l’État se valent. Cet enseignement de l’anarchisme est l’un de nos acquis les plus précieux et nous devons continuer à le proclamer : il n’y a aucune différence entre les types de régimes qui fonctionnent avec et pour l’État. Distinguer démocratie et fascisme ne révèle que le confort de celles et ceux qui raisonnent au chaud, à l’abri de la violence quotidienne d’État, loin des matraques, des prisons et de la répression coloniale *.

3. L’électeur est un oppresseur

Le vote est une fonction institutionnelle. Toute personne qui vote se met au service de l’État et consent à soutenir sa logique d’oppression. Le vote sert structurellement les intérêts et les privilèges de la bourgeoisie capitaliste. Il ne vise qu’à désigner les maîtres et les bourreaux au sein d’un système fondé sur l’exploitation, la domination de classe, le racisme et le patriarcat. Le vote est un geste de collaboration avec l’État et tout électeur est un oppresseur.

Alors à toutes celles et ceux parmi nos camarades qui vont se précipiter dans les bureaux de vote, et à toutes celles et ceux qui nous font la morale, nous rappelons donc ce fait essentiel : il n’y a pas d’anarchistes électeurs. Cela n’existe pas. C’est un oxymore absolu et une ligne de démarcation non-négociable : entre la révolution et l’oppression, il faut savoir choisir son camp.

D’ailleurs, ajoutons une fois pour toutes : nous ne sommes pas « abstentionnistes ». Nous ne nous définissons pas selon les critères de participation électorale à l’appareil d’État. Notre geste de refus n’est pas une abstention, c’est une libération. Ce sont les électeurs qui s’abstiennent. De faire la révolution, de mener la lutte dans la rue, de refuser de soutenir l’État, de résister véritablement à l’oppression.

Contre la police du cortège de tête

Dans la fièvre électoraliste ambiante, un étrange phénomène est apparu. Lors de la manifestation du 15 juin, le mot d’ordre semblait être « pas de vagues », « pas de casse ». Que ce soit la position des syndicats ou d’organisations rigides qui prétendent s’approprier la manifestation, passe encore : nous savons que nous avons des ennemis parmi la foule des manifestant.e.s et nous savons que la confrontation avec les SO et les pacificateur.ices est inévitable.

Mais voilà que le cortège de tête semble avoir généré sa propre police. Jusque dans ce lieu autrefois pleinement consacré aux expériences ou aux tentatives insurrectionnelles, à la démolition des symboles de l’État et du Capital ou à la confrontation directe avec les forces répressives, les bons citoyens, les braves gens de l’antifascisme de circonstance, se piquent à présent de faire respecter l’ordre.

Faut-il donc maintenant que nos cortèges soient infiltrés par les citoyennistes ? Faut-il supporter de lutter en traînant avec soi, comme des boulets, des gens qui iront bientôt voter et faire ainsi allégeance aux institutions ? Les mêmes, sans doute, qui poussent la transgression jusqu’à taguer des slogans en faveurs du vote ou du soutien au Nouveau Front populaire… Voici que l’acte de vandalisme est lui aussi absorbé par le citoyennisme. Quel degré d’aliénation et de soumission faut-il pour en arriver là ? On a même lu sur une banderole ce terrible aveu : « Sans la rue, pas de Front populaire ». Que faut-il comprendre ? Les révolutionnaires ne sont-ils maintenant que de simples supplétifs du carriérisme électoral ?

Là encore, nous sommes fatigué.e.s de le rappeler : le cortège de tête, même affaibli, même en déclin, doit demeurer le lieu où l’on s’affranchit des lois et de l’ordre, où l’on fait reculer, même fugacement, l’État, le Capital et les rôles serviles qu’ils nous imposent. C’est le lieu où les buts officiels de la manifestation s’estompent au profit du seul objectif de confrontation et d’intensification. Sauf dans des cas très exceptionnels, un cortège de tête combattif n’a que faire des motifs pour lesquels une poignée de syndicats dociles ou d’associations réformistes et/ou paternalistes ont appelé à manifester. Toute manifestation est une rampe de lancement potentielle pour des débordements et pour un saut qualitatif, rien de plus, rien de moins.

Alors voilà : toi le bon citoyen, toi qui t’offusques qu’il y ait un peu de casse ou un feu de poubelle lors d’une manifestation alors même que tu viens régulièrement dans le cortège de tête comme au spectacle, pour te rincer l’œil et te faire peur, toi qui viens faire la police, toi qui incarnes l’État au sein même de nos luttes, nous n’avons pas besoin de toi à nos côtés. Tu te dis révolutionnaire, radical, antifasciste, peut-être même anarchiste ? Tu n’es rien de tout cela. Organise ton propre cortège, à l’arrière, loin de nous, et ne viens pas nous faire la morale.

Chantage électoraliste, anarchistes et révolutionnaires d’isoloirs, flics du cortège de tête : la période est propice à tous les reniements, mais elle a le mérite de clarifier les positions des un.e.s et des autres. Nous saurons, dorénavant, à quoi nous en tenir.

Des insurrectionnalistes


*  NdSN. A propos de « Distinguer démocratie et fascisme ne révèle que le confort… » : si  ces deux régimes ont notamment en commun l’incommensurable violence exercée par le plus froid des monstres froids, certes de façon plus ou moins visible, nous ne pensons cependant pas que les « distinguer » relève forcément d’un quelconque « confort ». Concernant la perspective « insurrectionnelle », il ne nous semble par exemple pas qu’un agir anarchiste révolutionnaire en lien avec les rapports et la conflictualité sociale, soit identique dans le contexte d’une démocratie plus ou moins autoritaire, que sous « le fascisme » (au moins tel qu’on a pu le connaître historiquement en Europe au sens large, de l’Allemagne/Italie/Espagne jusqu’au Portugal/Grèce, ou en regardant du côté de l’Argentine/Uruguay/Chili des années 70-80). Ce qui n’enlève rien au fait de viser dans les deux cas à la destruction immédiate et définitive de l’Etat (et du reste !) en tentant de s’en donner les moyens, quelle que ce soit la face de la médaille qu’il arbore…