Sardaigne (Italie) : le prix du capitalisme vert

En Sardaigne comme en de nombreuses autres régions d’Europe, se multiplient depuis plusieurs années des projets énergétiques pour alimenter le capitalisme vert. Dans les régions les plus ensoleillées ou maritimes, déjà infestées par le tourisme de masse, il s’agit principalement de parc solaires et éoliens.

Sur cette île méditerranéenne au large de la Corse, les monstres d’acier et de ciment doivent passer à tout prix, quitte à arracher de force oliviers, abricotiers et amandiers, pour les remplacer par d’immenses aérogénérateurs industriels dont le mât peut aller jusqu’à 200 mètres de haut. Près de 800 nouveaux projets de « production d’énergies renouvelables » y sont officiellement en cours d’étude, avec certains qui ont l’art de symboliser tous les autres, comme celui de la multinationale chinoise Chint, qui a acheté en avril 2024 plus de mille hectares au nord de l’île (à Nurra), afin d’y construire la plus importante centrale de panneaux photovoltaïques au sol jamais conçue au niveau européen. Face aux protestations citoyennistes croissantes, allant de manifestations de comités locaux en piquet  dans le port d’Oristano pour tenter de bloquer l’arrivée d’un chargement de mâts éoliens, et qui mettent notamment en avant les paysages, la spéculation ou le fait que la Sardaigne ne peut pas continuer à être ravagée de la sorte juste pour exporter de l’énergie soi-disant « verte » vers le continent, la présidente de la région s’est vite trouvée confrontée à un dilemme.

D’un côté, il y a le bordel interne à ces mobilisations hétérogènes, où les uns disent « non » aux éoliennes mais « oui » aux infrastructures de terminal méthanier, tandis que d’autres, comme les associations écolos institutionnelles (Legambiente, Greenpeace, WWF), ont fini par se retirer bruyamment  des protestations, en expliquant qu’au fond les éoliennes c’est plutôt propre, et que la priorité est avant tout d’exiger un moratoire sur les énergies fossiles ( dont provient 75 % de l’électricité de Sardaigne, avec 40 % exportée vers la péninsule italienne). Et d’un autre côté, il y a bien sûr l’ensemble des intérêts politico-économiques en jeu, y compris en termes de « transition énergétique » financée l’Union européenne, même si les éoliennes et autres parcs photovoltaïques ne servent en réalité qu’à lisser les courbes de consommation d’énergies fossiles sur le marché industriel de l’énergie.

Du coup, le 3 juillet dernier, la région autonome dirigée par le centre-gauche a tenté un coup de poker pour tenter de ménager la chèvre et le chou :  la promulgation d’une loi régionale –contre laquelle le gouvernement de Meloni a immédiatement lancé un recours–  interdisant l’implantation de tous systèmes éoliens et photovoltaïques pendant dix-huit mois (soit un moratoire), mais uniquement sur les travaux (pas les concessions ou les autorisations), uniquement s’ils détruisent de nouvelles terres, et uniquement à partir de cette date… ce qui laisse tout de même le champ libre à 37 promesses de ravages techno-industriels déjà programmés (soit 4 projets éoliens autorisés entre 2015 et 2022, et 33 projets photovoltaïques autorisés entre 2019 et 2023).

Sauf que voilà, en Sardaigne comme ailleurs, il n’est pas étonnant que certains esprits finissent par passer à des actions un peu moins diurnes et pacifiées, sans le « si » ni le « mais » des institutions ou des comités citoyens, en allant frapper directement les géants qui saccagent le territoire non seulement sur place, mais aussi loin des yeux en extrayant des métaux aux quatre coins du monde (cuivre du Pérou et du Chili, minerai de fer du Brésil, argent du Mexique et d’Argentine,  bauxite de Guinée, terres rares de Chine)….

Pour les autorités, la première alerte est venue lundi 26 août de la zone de Nuoro, le long de la route entre Mamoida et Gavoi, lorsqu’un employé qui s’occupe de la maintenance d’éoliennes de 50 mètres déjà en activité, a remarqué que les boulons d’un mât de soutien avaient été dévissés et balancés plus loin, mettant en danger de chute toute la structure en cas de fortes rafales. Un comble pour les carabiniers accourus sur place, puisque les saboteurs entendaient retourner la force de la machine en faiblesse, en comptant sur la force du vent que cette dernière exploite sans vergogne, pour la foutre à terre après avoir fragilisé son pied.

Quant à la seconde alerte, elle est arrivée quelques jours plus tard, ou plutôt quelques nuits, celle de jeudi à vendredi 30 août, du côté de la campagne de Villacidro. Là, c’est sur le site de la multinationale danoise Vestas, où trois immenses pales attendaient  encore d’être montées, que des inconnus ont entrepris de leur signifier une chaleureuse hostilité en les arrosant de liquide inflammable, avant d’allumer le tout. Selon la presse locale, « en peu de temps, un incendie s’est déclaré, détruisant complètement les bâches en plastique qui recouvraient les pâles et endommageant ces dernières. Le montant des dégâts n’est pas encore connu. »

L’histoire des ravages de la Sardaigne par le capitalisme industriel remonte à loin, ne serait-ce qu’avec le défrichage massif de ses forêts primaires au XIXe siècle pour fabriquer des traverses de chemin de fer à destination du continent, avec ses mines de charbon ou en étant devenue la poubelle militaire de l’OTAN à partir des années 50 (son centre d’expérimentation de missiles se trouve à Salto di Quirra). Aujourd’hui, la multiplication frénétique de turbines éoliennes dans une île qui compte déjà raffinerie de pétrole et centrale électrique à charbon, montre une fois de plus l’arnaque d’une « transition énergétique » qui prétend substituer les sources d’énergie alors qu’elles se cumulent, et d’un capitalisme vert qui ne fait qu’étendre les ravages écocides, notamment dans les territoires sacrifiés, pauvres et périphériques, du Sud de l’Europe.

Mais reste aussi un petit détail dans cette histoire, qui n’aura certainement échappé à personne : si les éoliennes sont certes des géants, elles le sont à l’image d’autres grandes infrastructures modernes, c’est-à-dire avec des pieds d’argile disséminés un peu partout. Dont on peut tenter de désarçonner la tête en démontant la base, ou directement cramer les ailes, c’est selon les goûts…

[Synthèse de la presse locale, 1-3 septembre 2024]