Nouvelle-Calédonie : l’Etat colonial face aux prisonniers kanak

La prison du Camp-Est à Nouméa, construite sur les vestiges du bagne colonial, dont l’État français a tenu à conserver la chapelle, comme une insulte permanente aux prisonniers…

Trois mois avant l’insurrection kanak de mai 2024, un ministre en décalage horaire annonçait fièrement son nouveau projet, évidemment indispensable à l’archipel du Pacifique Sud, assurant même qu’ « avec un budget estimé à 500 millions d’euros, il s’agira du plus important investissement public jamais réalisé en Nouvelle-Calédonie ». Mais quel pouvait bien être l’objet de ce déluge monétaire d’une ampleur sans précédent, en tout cas depuis l’accord de Nouméa, signé en 1998 entre l’État français, les loyalistes et les partis indépendantistes ? Eh bien, rien moins que la construction d’une future prison de 600 places sur la presqu’île de Ducos, avec une mise en chantier en 2028 pour une livraison prévue en 2032. Cette annonce du ministre de la Justice en date du 22 février dernier, a été faite lors de son inauguration du centre de détention de Koné, situé en province Nord, un an après sa mise en service et 56 millions d’euros de travaux (pour 120 places). « En Kanaky, l’Etat investit pour votre avenir carcéral », a donc été le message sans ambiguïté distillé par Éric Dupond-Moretti, quelques mois à peine avant le vote au Sénat d’une nouvelle loi électorale visant à pérenniser la colonisation de l’île. Celle qui allait déclencher émeutes, barricades, pillages et incendies sur fond de misère et de relégation de la jeunesse kanak urbanisée.

Pourtant, en Nouvelle-Calédonie, il existe déjà une grande prison : celle de Nouville, construite –ô surprise – sur les vestiges du bagne colonial, et plus communément appelée le « Camp-Est » depuis ce temps pas si lointain.
Car la Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement basée sur la spoliation foncière et la mise en « réserves autochtones » des Kanak concomitante à l’importation massive de colons et de bagnards européens, a ainsi vu passer entre 1864 et 1931 près de 21 600 « transportés » (condamnés aux travaux forcés), qui devaient ensuite doubler leur peine en étant placés dans des fermes pénitentiaires et, une fois libérés, obtenaient une terre en concession pénale arrachée aux populations kanak. Mais également 3 300 hommes et 460 femmes « relégués », suite à la loi de 1885 entraînant l’internement à perpétuité des condamnés récidivistes de métropole sur le sol d’une colonie. Ainsi que plus de 4000 « déportés » (condamné.es politiques), envoyés sur l’archipel suite à la Commune de Paris de 1871, aux différentes insurrections kabyles de 1864 à 1882 contre l’occupation française en Algérie, sans oublier les insurgés de Hanoï en 1913 contre l’occupation française au Vietnam, ou Cheikou Cissé, un ancien tirailleur arrêté à Dakar en 1917 pour « excitation à la guerre civile » (soit auto-organisation contre l’occupation française au Sénégal), déporté de 1924 à 1931 au bagne de Nouvelle-Calédonie, avant de finir tristement ses jours dans celui de Guyane.

Dans la prison du Camp-Est

Mais venons-en à l’actuelle prison de Nouméa, dont les murs barbelés érigés sur les vestiges du bagne embastillent désormais près de 95 % de Kanak. Là, comme dans les taules de métropole, l’État français y pratique non seulement la torture institutionnelle à travers l’enfermement, mais y rajoute aussi sa petite touche coloniale. En 2013, il a ainsi décidé d’agrandir le Camp-Est en remplaçant les deux quartiers hors d’âge du centre de détention (aujourd’hui démolis) directement par… des containers maritimes. Depuis lors, deux cellules sur trois de la prison sont constituées de ces cubes métalliques pour le transport international de marchandises, où les prisonniers kanak sont enfermés 22h sur 24 dans 9 mètres carrés, à quatre et parfois à cinq avec un matelas suspendu sous le plafond, dans une chaleur suffocante où ils sont en outre forcés de côtoyer matons, rats et cafards. Ce qui donnait en 2011 un taux d’occupation officiel de 300%, ramené en 2023 à 200 % dans la maison d’arrêt à l’aide des containers-cellules, soit 600 détenus en tout pour moins de 400 places prévues.

Cette situation est largement connue des autorités, qui maintiennent coûte que coûte leurs dispositifs de torture, quitte à se faire condamner successivement par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 2020, à payer des astreintes pour non-travaux effectués par le Conseil d’Etat en 2022, ou encore plus récemment à verser des indemnisations à des dizaines de prisonniers du Camp-Est qui ont gagné leurs recours pour « atteinte à la dignité humaine » devant le tribunal administratif de Nouméa. Car quoi qu’en disent les colons et une partie de leurs descendants sur place, si la culture kanak a réussi à ignorer pendant de très longs siècles les splendeurs de la centralisation étatique et de ses bienfaits comme l’enfermement de masse, elle continue toujours de payer un lourd tribut à son asservissement forcé.

L’insurrection de mai 2024

Lorsque la situation s’est enflammée dans les rues de Kanaky à partir du lundi 13 mai, des prisonniers ont immédiatement suivi le mouvement à l’intérieur, en prenant trois matons en otage vers 14h, qui ont été libérés deux heures plus tard par une intervention du RAID. L’un des matons, « roué de coups et grièvement blessé » a dû être hospitalisé d’urgence. Mais ce n’est pas tout, puisqu’une seconde révolte collective s’est déroulée la nuit du 14 au 15 mai, en touchant simultanément plusieurs ailes, avec pour résultat 60 cellules sur 230 saccagées et incendiées. Ce qui, compte-tenu de la surpopulation dans le Camp-Est, fait un bon paquet de places de prison détruites.

Les prisonniers ont notamment pu profiter du sous-effectif des matons, puisqu’en ces heures marquées par la multiplication de barrages et de pillages incendiaires, une partie d’entre eux était soit trop occupée à défendre sa maison, soit étaient trop éloignés de la prison, en étant bloqués dans les petits hôtels mis à disposition par l’administration pénitentiaire pour ceux qui ne pouvaient pas rentrer chez eux. Un auto-confinement parfois aussi volontaire, faisant suite, d’après l’un d’eux,  au fait que « sur les réseaux sociaux, les émeutiers appellent dehors à « libérer [leurs] frères » détenus et font circuler les profils Facebook des agents de la pénitentiaire ». Pendant les deux premières semaines de l’insurrection, les matons n’étaient ainsi qu’une trentaine (sur soixante-dix) présents au quotidien, certes vite épaulés par une dizaine d’ERIS et des renforts policiers pour garder l’extérieur.

13 mai 2024. Le RAID devant la prison de Nouméa.

A cette situation incandescente, on peut rajouter deux éléments : l’un concernant le suivi interne des prisonniers, et le second concernant ceux qui étaient à l’extérieur (semi-liberté ou bracelet électronique). Voilà ce qu’en dit un maton, qui s’est confié à un journaflic au lendemain de la mutinerie : « Le serveur dont nous dépendons et qui nous relie à la métropole a brûlé, et donc il n’était plus possible de faire certains actes de procédure de façon informatique… nous avons aussi perdu la main sur les bracelets électroniques à domicile. Et il y en a beaucoup sur l’île, entre 180 et 200. Cela n’arrête pas de sonner pour signaler des incidents de gens qui ne sont pas chez eux. Mais nous n’avons aucune idée de là où ils sont. C’est comme les détenus en semi-liberté. Beaucoup ne rentrent pas. Ils sont donc tous en état d’évasion ».

Enfin, au vu de la perte importante de 168 places réelles de prison, conjugué au fait que l’État souhaitait jour après jour remplir davantage encore le Camp-Est suite aux arrestations d’émeutiers (souvent pour des pillages ou des affrontements avec les flics), l’administration pénitentiaire a dû bon gré mal gré se résoudre à faire quelques choix. La route étant coupée entre Nouméa et la seconde prison de l’archipel située à Koné, dans le nord de l’île, c’est par voie aérienne que 30 prisonniers y ont été baluchonnés. Pour tenter de gagner de la place, les femmes ont aussi été transférées dans les « parloirs-dortoirs », tandis que leur quartier d’une quinzaine de places est désormais occupé par des hommes. Voulant également faire de la place en taule en profitant des nombreuses navettes aériennes entre la métropole et la Nouvelle-Calédonie acheminant sans cesse de nouveaux policiers et militaires, il a également été décidé de transférer vers la Polynésie et la métropole les prisonniers condamnés à de longues peines. Ce qui reviendrait de fait à les couper quasi définitivement de leurs proches, à 22 000 kilomètres et plus d’une trentaine d’heures de vol, en continuité avec la sale histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie consistant à déporter des prisonniers à l’autre bout du monde, dans un sens ou dans l’autre.

27 mai 2024. La ministre des Outre-Mer en train de féliciter les ERIS lors de sa visite dans la prison de Camp Est, à Nouméa.

Mais comme tout cela n’était pas encore suffisant, et même en grinçant des dents, l’administration pénitentiaire a dû reconnaître que cette mutinerie kanak à l’intérieur des murs a bel et bien conduit à faire libérer des prisonniers : « Il a été décidé de faire sortir plus vite des détenus de prison. Toutes les fins de peine sont donc libérables pour laisser de la place aux émeutiers ayant commis des exactions. Ce n’est pas différent que pour le Covid, qui était également une situation exceptionnelle ». Par contre, en même temps que les 3500 flics et militaires qui ont débarqué en Kanaky, trois juges et soixante-sept officiers de police judiciaire spécialement venus de métropole étaient également du voyage le 23 mai, venus pour enquêter ou pour siéger aux audiences spéciales de comparution immédiate qui se tiennent quotidiennement à Nouméa – contre deux fois par semaine en temps normal. Au soir du mercredi 29 mai, 49 incarcérations liées aux émeutes avaient déjà été prononcées (des comparutions immédiates avec mandat de dépôt), alors que le rouleau-compresseur de la justice ne fait que commencer : 91 autres convocations devant le tribunal avaient déjà été effectuées à cette date, selon le parquet.

Entre les ordures en toge et les OPJ venus appliquer sous les tropiques la circulaire ministérielle du 16 mai réclamant une « réponse pénale ferme, rapide et systématique » contre les insurgés, et des prisonniers kanak désormais enfermés à cinq ou six dans les containers maritimes rouillés du Camp-Est… il semble plus que temps de manifester une solidarité enflammée avec cette révolte contre l’une des dernières colonies françaises.

[Synthèse de la presse locale et pas que, 1er juin 2024]


Et pour ne pas en rester là, après les premières photos de destructions menées par les insurgés kanak publiées ici le 21 mai, puis là le 25 mai, en voici quelques autres qui nous avaient échappées…

Le centre commercial « Plexus »

28 mai. Le Casado (Centre d’accueil et de soins aux adolescents) n’a pas échappé aux flammes
22 mai. Parking de 300 voitures neuves incendiées
idem, on notera les carcasses déjà cramées aux premier et arrière plan
31 mai. Les paras de la Légion étrangère (2e REP), chargés de la garde du port autonome de Nouméa. Les paras de l’infanterie de marine (8e RPIMa) ont également été envoyés sur place pour s’occuper de l’aéroport.

26 mai. La médiathèque du quartier Ducos (Nouméa)
26 mai. La médiathèque du quartier de Kaméré (Nouméa)