En Kanaky, rien n’est fini… [mis à jour]

Vendredi 24 mai, dans une Nouvelle-Calédonie placée sous état d’urgence depuis plus d’une semaine par l’Etat colonial français, alors que les autorités mettent inlassablement en avant le lent démantèlement des barrages tenus par des insurgés kanak et le retour à l’ordre à l’aide de l’armée et des troupes d’élite (GIGN, RAID), la situation n’est pas revenue à la normale, loin s’en faut. A titre d’exemple, l’ensemble des vols commerciaux sont annulés depuis le 14 mai et le resteront au moins jusqu’au 2 juin, afin de laisser la priorité de l’aéroport international de La Tontouta aux militaires, aux flics, et à la gestion administrative de l’approvisionnement de l’île, tandis que toutes les écoles ont été fermées sur ordre le 19 mai, avec une rentrée qui n’est pas prévue avant le 17 juin. De la même façon, toutes les visites des proches aux 133 patients de la clinique de Nouville restent interdites depuis 10 jours. Après un premier bilan (imagé) des destructions en cours paru ici il y a quelques jours, voici un nouveau point de la situation, forcément partiel.

Selon le Haut-Commissaire –équivalent du préfet, dont le titre jusqu’en 1981 était officiellement celui de « gouverneur »–, 115 policiers et gendarmes ont été blessés depuis le 12 mai (dont trois BAC gravement, lors d’une intervention contre des émeutiers qui pillaient une armurerie, et qui ont dû être évacués vers un hôpital parisien), et 2 gendarmes ont été tués : l’un à Plum le 15 mai alors qu’il était au volant d’une voiture de patrouille en intervention, et le second le 16 mai, par le tir de mitrailleuse d’un collègue alors qu’ils étaient en train d’équiper un véhicule blindé pour partir en mission. Officiellement, 281 personnes ont aussi été placées en garde-à-vue, et 18 incarcérées.
Enfin, un Caldoche a été tué depuis le début du soulèvement (lors de son attaque armée contre un barrage kanak le 18 mai à Kaala-Gomen, au nord de la grande île), mais aussi quatre Kanak : Jybril Salo, un étudiant de 19 ans tué d’une balle dans le dos le 15 mai par des colons loyalistes, sur un barrage dans le quartier de Tindu à Nouméa. Deux autres Kanak, Chrétien Neregote (36 ans) et une jeune femme, Nassaïe Doouka (17 ans), tués chacun.e d’une balle dans la tête le 20 mai dans le quartier de Ducos, tirées par un gérant d’entreprise alors qu’ils tentaient de voler un véhicule dans son entrepôt. Auxquels il faut désormais ajouter ce Kanak de 48 ans, assassiné vendredi 24 mai dans le quartier de Koutio (Dumbéa), abattu par un flic hors service qui tentait de forcer un barrage. « L’ordre républicain sera rétabli en Nouvelle-Calédonie quoi qu’il en coûte », avait déclaré il y a quelques jours le Haut-Commissaire Louis Le Franc, en présence du commandant des forces de gendarmerie et du directeur de la police territoriale…


Nouvelles attaques, 22-23 mai
(pendant la visite éclair de Macron sur place)


« Une grosse usine de tubes en plastique a été incendiée dans la zone industrielle et commerciale Ducos, au nord de Nouméa, mercredi 22 mai »
selon la presse locale. Plus tôt dans la journée, « un data center et une usine du BTP ont été démolis », d’après David Guyenne, le directeur de la chambre de commerce et d’industrie de Nouvelle-Calédonie (CCI). Par ailleurs, selon les autorités de la ville de Nouméa, la nuit du 21 au 22 mai, « deux écoles et 300 véhicules d’un concessionnaire sont notamment partis en fumée pendant la nuit« .

[Mis à jour : Le 25 mai, la presse locale annonce en outre que 35 colons (souvent des métropolitains) du quartier résidentiel de Kaméré ont dû être évacués par la mer, après que leurs résidences aient été pillées puis incendiées. Mais aussi que le CFA (Centre de formation des apprentis) de la route de Nouville a été entièrement saccagé puis incendié]

25 mai 2024. Le CFA (centre de formation des apprentis) de la route de Nouville à Nouméa.

Mutineries en prison

Dans la prison de Nouméa, nommée Camp-Est, surpeuplée comme celles de métropole et remplie de prisonniers Kanak, au moins deux mutineries se sont produites : l’une dès le lundi 13 mai avec trois matons pris en otage vers 14h, qui ont été libérés deux heures plus tard par une intervention du RAID. L’un des matons, « roué de coups et grièvement blessé » a dû être hospitalisé d’urgence. La seconde révolte s’est quant à elle déroulée la nuit du 14 au 15 mai, en se concluant par une intervention de la police nationale contre une cinquantaine de mutins. Près de 90 cellules ont été saccagées et incendiées, conduisant au baluchonnage par voie aérienne de 30 prisonniers vers la seconde prison de l’archipel, située à Koné (au nord).

Quelques infrastructures stratégiques de la ville de Nouméa

L’industrie du nickel

Depuis le début du soulèvement, quelques attaques ont aussi touché l’industrie du nickel. Le 15 mai, un groupe d’insurgés s’est introduit vers 22h sur le centre minier de Kouaoua de la SLN (Société Le Nickel), ils ont caillassé copieusement les vigiles pour qu’ils dégagent, puis ont incendié le convoyeur de la mine, nommé serpentine, « un tapis roulant qui descend le minerai de la mine vers le quai de chargement en bord de mer, sur une longueur de 11 kilomètres. » Le feu a consumé l’infrastructure jusqu’au lendemain, les pompiers n’ayant pu intervenir de manière sécure. Cette infrastructure minière avait déjà été sabotée de la même manière chaleureuse en 2020.
Ce même 15 mai, sur le parking de l’entreprise Komatsu, qui fournit les gros engins miniers, deux d’entre eux ont été incendiés entre le quartier de Montravel et la zone industrielle de Ducos.

Enfin, de façon plus large, non seulement l’ensemble des sites miniers exploités par la SLN sont à l’arrêt depuis plus d’une semaine, parce que « les conditions de sécurité sont trop dégradées pour poursuivre une activité normale » selon un communiqué officiel de la maison-mère Eramet du 24 mai, mais c’est surtout son usine de transformation du nickel qui est à risque. Les trois fours de cette usine pyrométallurgique doivent en effet être alimentés en minerai 24h/24 : « Sans une reprise, dans les tout prochains jours, du chargement des minéraliers sur tous nos centres miniers, les fours de Doniambo, par un manque de minerai en qualité et en quantité suffisantes, vont être irrémédiablement endommagés et s’arrêter définitivement de fonctionner » vient ainsi de prévenir ce même 24 mai l’intersyndicale de la SLN dans un communiqué interne, tandis que la maire de Nouméa a largement insisté sur ce point lors de la visite éclair du Président Macron sur l’archipel le 23 mai.

Au-delà du fait de rétablir la route jonchée de barrages entre Nouméa et l’aéroport international de La Tontouta, voilà certainement un des enjeux prioritaires de l’État français : réassurer la circulation du nickel depuis les cinq mines détenues par Eramet jusqu’à l’usine de transformation du Sud. Et on vous passera ici la liste des intérêts d’Eramet dans le monde, depuis l’extraction du lithium en Argentine jusqu’à celui du manganèse au Gabon (avec l’ancien directeur local de sa filiale qui y devenu ministre du pétrole depuis 2023 suite à un coup d’État), pour comprendre l’importance de préserver ses intérêts coûte que coûte du côté de l’État français…

Une agence cramée de la « Banque de Nouvelle-Calédonie »

Evaluation des dégâts

Pour évaluer l’ampleur provisoire des dégâts dans le secteur privé, la CCI et le gouvernement calédonien ont formulé plusieurs hypothèses, et ont finalement retenu le 23 mai un scénario médian où les 350 sites industriels et commerciaux détruits jusqu’à présent vont impacter 3 000 emplois, et où le coût des dommages s’élève à 1 milliard d’euros. À titre de comparaison, les destructions matérielles lors des émeutes consécutives à la mort de Nahel, à Nanterre, en juin 2023 avaient coûté la même somme.

Si on prend le secteur de la grande distribution, qui ne représente qu’une partie des dégâts puisqu’en plus des zones commerciales, les deux grandes zones industrielles de Ducos et Normandie ont également été très touchées, voici quelques chiffres : En Nouvelle-Calédonie, l’enseigne Carrefour (via un partenaire franchisé) compte 11 magasins, dont 6 ont été pillés et 4 ont également été incendiés (y compris l’hypermarché du grand centre commercial Kenu-In). Du côté d’Intermarché, (présent également sur l’île depuis 2016 via son partenaire Korail), 7 magasins sur 9 ont été très touchés par les émeutes. Côté Coopérative U (ex-Système U), l’associé local qui exploite 5 magasins dans l’archipel a vu l’un de ses magasins entièrement brûlé et deux autres pillés. Précisons également qu’à chaque fois ce sont quelques grandes familles qui détiennent en franchise sur place l’ensemble de ces marques de supermarchés (comme d’ailleurs celles d’automobiles ou d’enseignes de sport et de bricolage), sur une île de 270 000 habitants où règne l’économie de comptoir.

Du côté des destructions dans le secteur public, outre les nombreuses caméras de vidéosurveillance détruites, ou les équipements sportifs et culturels endommagés, 35 établissements scolaires ont été pillés, partiellement ou totalement détruits.

Dans le primaire, près de 25 écoles sont concernées, dont trois (Les Pervenches aux Portes-de-Fer, Les Orchidée et Gustave-Lods sur la presqu’île de Ducos) sont « extrêmement endommagées, si ce n’est quasiment détruites », annonce Isabelle Champmoreau, la membre du gouvernement en charge de l’enseignement.
Une dizaine d’établissements du secondaire ont également été endommagés dont l’établissement professionnel Petro-Attiti, à Rivière-Salée, où ses quelques 780 élèves devront être redirigés vers d’autres structures, ce qui ne s’avère pas être une mince affaire.
Du côté des collèges, quatre structures ne sont plus en mesure d’accueillir du public, à Auteuil, à Kaméré à Boulari et à Rivière-Salée.

[Synthèse de la presse locale et métropolitaine, 24 mai 2024]


Quelques photos supplémentaires de destructions, après celles déjà publiées ici :

25 mai 2024. Le CFA (Centre de formation des apprentis) de la route de Nouville, Nouméa.
20 mai 2024. Zone industrielle « Normandie » à Nouméa
idem
20 mai 2024. Camion pillé puis incendié dans la Zone industrielle « Normandie » à Nouméa
idem
Nouméa, un des nombreux commerces pillés puis incendiés
23 mai 2024. Incendie du Casado à Dumbéa
Une agence cramée de la « Banque de Nouvelle-Calédonie »
idem
20 mai 2024. L’entrepôt de l’usine d’embouteillage des eaux du Mont-Dore
… et les camions de distribution de la même entreprise d’eau minérale
14 mai 2024. L’usine Biscochoc, pillée et incendiée dès la première nuit dans le quartier de Ducos
14 mai 2024. L’emblématique usine calédonienne de production de boissons sucrées et alcoolisées « Le Froid », créée en 1943, pillée et incendiée en journée dans le quartier de Montravel (Nouméa)
14 mai 2024. Le magasin d’ameublement « Confort du Logis », incendié dans le quartier du 4e Km à Nouméa
25 mai 2024. Barrage filtrant à Païta, au niveau de la tribu de Saint-Laurent