Dordogne : à l’ombre des antennes-relais, l’obscure guérilla des anti-5G
Sud ouest, 23 mars 2021
Après les incendies criminels de Limoges et Marseille, et tandis que des centaines d’antennes-relais sont également prises pour cibles, les supers émetteurs de TDF se transforment en camps retranchés. Reportage en Dordogne, où l’on redoute cette nouvelle guerre du feu.
Voici quelques jours, les gendarmes ont vite été prévenus qu’une drôle de lumière balayait cette forêt profonde du Périgord noir. Vérifications faites, il ne s’agissait que de la lampe frontale d’une joggeuse préparant nuitamment le retour des courses à pied. Depuis, les caméras à déclenchement automatique installées par les chasseurs des environs auraient pourtant capturé d’autres images bien plus suspectes. Bienvenue à Audrix, 286 habitants, son église du XIIe siècle, le fameux gouffre de Proumeyssac, et cet émetteur perché 240 mètres au-dessus des vallées de la Dordogne. L’un des plus grands de France, désormais aussi l’un des mieux protégés. Fin janvier, quelques semaines après le spectaculaire incendie criminel du site TDF (ex-TéléDiffusion de France) de Marseille, celui des Cars (Haute-Vienne) partait à son tour en fumée. Et avec lui les chaînes radio et télé d’un million et demi d’habitants du Limousin, de Corrèze, Charente et Dordogne.
Du travail de professionnel dont le mode d’emploi reste accessible aux amateurs de sabotage sur nombre de forums libertaires. Si la justice peine à en identifier les auteurs, c’est d’ailleurs sur cette mouvance que pèsent la plupart des soupçons. Signée d’un mystérieux « Comité pour l’abolition de la 5G et de son monde », une revendication a entre-temps été adressée au journal « le Populaire du centre ». Sans que l’on ne sache encore vérifier l’authenticité de cette lettre mâtinée de poésie anarchiste, l’état-major de TDF dénonce un prétexte. « À chaque nouvelle technologie déployée, nous devons faire face à un mélange d’appréhension et de fascination », reconnaît Jean-Louis Mounier, son codirecteur général. « Sauf qu’il ne s’agit pas cette fois du même phénomène, mais bien d’une guérilla profitant de l’occasion pour mettre en exergue ses théories et détruire des équipements industriels ».
Car dans l’ombre de ces colosses aux pieds d’argile – une trentaine de supers émetteurs à travers la France – voilà plusieurs milliers d’antennes-relais de téléphonie également dressées comme autant de cibles potentielles et faciles. Selon nos informations, près de deux cents ont déjà été attaquées depuis 2018 – dont une centaine au cours de la seule année passée – telle une traînée de poudre se répandant d’Est en Ouest. Et peu importe visiblement qu’elles soient ou non raccordées à la 5G.
Citons en Nouvelle-Aquitaine celles de Gardonne (Dordogne), Casseuil (Gironde) ou encore Saint-Saturnin près d’Angoulême. Ajoutez de nombreuses dégradations sur le réseau terrestre de la fibre optique, et c’est au tour du Service central du renseignement territorial (SCRT) de pointer dans une note le spectre de l’ultragauche et de ses avatars multipliant en effet les appels à destruction sur Internet, « Des individus ciblant les services de l’État, l’énergie et les télécommunications. » En ordre dispersé ou bien en bandes organisées, telle est la question à laquelle n’arrivent pas en revanche à répondre les enquêteurs malgré quelques interpellations sporadiques. À commencer par ceux de la discrète cellule Oracle, chargée de tirer le fil de cette nébuleuse mêlant ainsi gilets jaunes, énigmatiques militants anti-télétravail, activistes technophobes et autres complotistes adeptes de la théorie de propagation du coronavirus par les ondes.
Mais avec l’attaque d’au moins cinq émetteurs de TDF, c’est un fâcheux cran de sûreté qui a sauté aux yeux de l’État. Bien que cernés de barbelés militaires, longtemps la menace n’aura sans doute pas été prise très au sérieux, à Audrix comme ailleurs. Depuis fin janvier, le groupe TDF montre alors les dents. À tout le moins celles des chiens sifflés à la rescousse pour mieux défendre le site. « Berger allemand et malinois, et la nuit je les lâche », grogne leur maître venu presque par hasard en renfort. Videur forcément au chômage d’une discothèque à Agen, le gaillard sévèrement cuirassé avale chaque jour trois heures de route pour effectuer ce job de substitution. « Après l’incendie de Limoges, on sent bien qu’ils ont eu la trouille. Maintenant le site est occupé 24 heures sur 24. » À demi-mot le dirigeant de TDF confesse le soudain branle-bas de combat. « On s’adapte, proportionnellement à la menace », reconnaît Jean-Louis Mounier. « Mais face à l’ampleur de celle-ci, nous ne pourrons pas lutter seuls. »
Et le village aujourd’hui de vivre au rythme nouveau de ce monument presque oublié à force d’être historique. « Planté en 1969, juste au-dessus de ma maison, à une époque où tout le monde sauf moi se battait pour avoir ce don du ciel », sourit Monsieur le maire en repensant à l’ORTF triomphant. « Et dire que mon prédécesseur m’avait juré que l’antenne disparaîtrait avec l’essor des satellites. Remarquez, c’est grâce à ce truc que nous avons enfin eu l’eau de la ville ». Mais c’est une autre source, plus miraculeuse encore, qui continue d’abonder le modeste budget communal avec une redevance de 70 000 euros chaque année versée par TDF. « Du coup, dès que leur poste déconne, les gens appellent à la maison… Comme si j’allais grimper là-haut pour réparer ! »
Ironie du sort numérique, c’est au pied de ce gigantesque mât de cocagne que les téléspectateurs sont d’ailleurs les plus mal outillés. « L’émetteur est si grand que ça fait comme un parapluie à la ronde. Pour bien recevoir la télé, ici il faut installer une parabole, sinon les ondes nous passent au-dessus de la tête. » Argument que Claude Thuillier ressert malicieusement à ceux de ses administrés, toujours plus nombreux, gagnés par les peurs et rumeurs gravitant autour de la 5G. « Une minorité, mais on a un révolutionnaire – c’est un copain – qui est parti en guerre avec une association. »
Sur les hauteurs de Castels, une poignée de kilomètres en amont, le béton scellant une petite antenne de téléphonie n’est toujours pas sec que déjà des slogans à la peinture fraîche laissent craindre des dégradations. Comme les autres, ce pylône banal n’est défendu que par un simple cadenas. Et certains Don Quichotte du sabotage d’être alors persuadés que le rapport de force s’est inversé au pied de ces nouveaux moulins à ondes.
« Tous ces sabotages sont très bien organisés »
Sud Ouest, 23/03/2021
Spécialiste des violences politiques, l’historien Guillaume Origoni hésite entre l’hypothèse d’actions individuelles ou bien celle de bandes organisées
Si s’en prendre aux émetteurs n’est pas totalement nouveau, assiste-t-on aujourd’hui à une explosion du phénomène ?
Toutes les attaques n’ont pas la portée opérationnelle de celles de Marseille et Limoges, mais nous en enregistrons en effet leur forte recrudescence en séries depuis trois ou quatre ans, avec une accélération ces derniers mois. Et il faut bien reconnaître que les services de police semblent avoir d’importantes difficultés à appréhender les protagonistes.
Des enquêtes difficiles à mener, certes, même si beaucoup soupçonnent l’ultragauche d’être à la manoeuvre. En ordre dispersé ou bien en bandes organisées ?
Encore une fois, pour ce qui est des deux derniers grands émetteurs de TDF visés, les auteurs sont forcément très organisés pour réussir à mettre le feu, et même poser une charge explosive, dans des endroits aussi sécurisés. Disons au passage qu’il s’agit de sabotage, non de terrorisme. Si j’ai d’abord été assez circonspect sur la possible implication de l’utragauche, je dois reconnaître que ce type d’opérations correspond bien à sa matrice, avec une certaine maîtrise de l’action politique subversive, pour ne pas dire violente. Les revendications, en tout cas celles qui paraissent crédibles, sont un autre indice avec leurs accents situationnistes. Difficile en revanche de savoir s’il s’agit de petits groupes cloisonnés, ou bien s’il existe entre eux une vraie connexion.
D’après mes informations, l’une des rares personnes interpellées à ce jour faisait partie du mouvement des gilets jaunes, ce qui, je l’avoue, reste une donnée assez floue. La nouveauté en revanche, c’est que les complotistes quittent chaque saison davantage le numérique et leurs écrans d’ordinateur pour s’afficher au grand jour, notamment dans les manifestations… Et quel qu’en soit le mot d’ordre ou presque. La légitimation de ces sabotages peut laisser deviner que des liens se tissent entre eux et des groupes constitués de la gauche radicale, comme d’ailleurs de l’ultradroite.
À travers l’histoire contemporaine, d’autres incarnations du progrès technologique ont-elles déjà été prises pour cible ?
Oui, par vagues successives depuis la fin des années 1960. Mais l’on ne s’attaquait pas forcément au progrès en tant que tel, c’était d’abord une façon de contester le pouvoir. Dans les années 2000, les attaques de trains Castors et leurs déchets nucléaires ont en revanche clairement ciblé une technologie, mais ces grandes opérations étaient quasiment publiques. Plus tôt, dans les années 1980, beaucoup d’armoires électriques ont également été visées, notamment dans la région toulousaine. Mais il s’agissait là d’actions purement politiques, comme lorsque l’on faisait sauter celle qui alimentait le quartier où se tenait un meeting du FN. Le Front de libération de la Bretagne (FLB) s’en est enfin régulièrement pris aux installations d’EDF. Avant Internet, les militants savaient déjà faire circuler les revues de sabotage…