La flicaille syndicale n’a pas pris sa retraite

En ce moment, l’enthousiasme semble de mise chez les bergers syndicaux, satisfaits comme jamais du troupeau qui défile sagement au pas de leurs bannières contre l’énième réforme des retraites. Le temps de ces black-blocs, de ces gilets jaunes, mais aussi de tous ces voyous agiles maîtrisant encore l’art de saccager en ordre dispersé semble révolu dans la plupart des villes, eux qui n’en faisaient qu’à leur tête en ne respectant ni la sacro-sainte propriété privée, ni les accords de parcours négociés avec la préfecture, ni même les services d’ordre syndicaux et leurs collègues en bleu marine. Et s’il ne fallait qu’un symbole de l’éternel renouveau de la pacification jusqu’au sein du démocratisme radical, on pourrait par exemple se tourner vers l’organe de la composition parisienne, Paris-Luttes, le site qui avait publié dans l’entre-deux tours une tribune appelant à réélire le Président en place, et qui nous invite aujourd’hui à monter unitairement dans les cars de banlieue affrétés par la CFDT ou FO (avec lieux et horaires) afin de venir défiler dans la capitale, comme à alimenter les caisses de grève de SUD, ou à faire les petites mains sur les piquets matinaux de la CGT.

Mais si les bergers syndicaux savent manifestement si bien tenir leurs interminables promenades, c’est aussi parce qu’entre deux rendez-vous sous les ors ministériels, ils n’hésitent pas non plus à donner de leur petite personne pour que tout se passe au mieux. Petite illustration concernant les manifs parisiennes et au-delà.

Flics syndicaux et flics syndiqués

Pour faire en sorte que les manifestations échelonnées contre la réforme des retraites restent dans les clous, il y a bien sûr les lourds dispositifs de policiers en mode robocop, qui n’ont pas magiquement disparu de la circulation. Pour l’instant, ils opèrent un peu plus autour des manifs encadrées (69 sections de CRS, 56 pelotons de gendarmerie mobile, 5 BRAV et 2 BRAV-M, pour celle parisienne du 19 janvier), tout en protégeant des cibles spécifiques et avec des unités spécialisées qui viennent au besoin chercher les trouble-fête jusqu’au sein des cortèges, en n’oubliant pas non plus d’exercer une forte pression en amont de ces derniers (2300 et 7000 personnes contrôlées avant les manifs des 19 et 31 janvier dans la capitale). Mais pour verrouiller ce manège bien rodé, les flics ne sont pas seuls, et ils peuvent aussi largement compter sur l’aide de supplétifs pour tenter de contenir les destructrices explosions de rage, en s’appuyant sur une répression directement menée par les dispositifs syndicaux*, dont voici un bref aperçu non exhaustif depuis janvier.

D’abord, il y a la composition de l’ordre des cortèges, qui n’est jamais laissée au hasard. Lors de la première manif parisienne du 19 janvier, appelée par les principaux cogestionnaires de l’esclavage salarié, ces derniers avaient ainsi commencé par un exercice grandeur nature, en composant un service d’ordre intersyndical d’une centaine de personnes en tête de manif, histoire d’assumer tous ensemble la répression contre quiconque oserait leur voler la vedette.
Puis, si l’on s’intéresse à la dernière manif en date du 16 février, où les bonzes redoutaient un possible regain indiscipliné de présence étudiante et lycéenne, et sans même parler du cortège d’Alliance au sein de la manif, c’est la fameuse UNSA qui avait été choisie par l’intersyndicale pour ouvrir le bal. Soit très précisément le syndicat de la fonction publique dont le SO est principalement composé de flics hors-service, et qui a ainsi pu concocter un service d’ordre aux petits oignons à l’avant du défilé afin de bien séparer le bon grain de l’ivraie.
Ailleurs encore, comme par exemple à Cannes le 19 janvier, où le leader de la CGT du coin a pu fanfaronner dans la presse locale sur le « succès » de cette première mobilisation, il n’a pas été trop difficile pour lui de la coordonner avec les autorités, puisque Robert Bacchi se trouvait certes à la tête du cortège de grévistes en tant que secrétaire général CGT de la fonction publique territoriale, mais aussi et surtout en tant que responsable de la CGT-Police, et plus précisément de flic municipal cannois depuis 33 ans.

Enfin, pour en revenir à la capitale, il y a bien sûr la coordination permanente tout au long des manifestations entre la préfecture de police et l’ensemble des organisations syndicales, destinée à isoler les moutons noirs des cortèges en les livrant aux coups et aux arrestations des uniformes, que ce soit en ralentissant ou en accélérant le pas, en empruntant des itinéraires-bis de parcours ou en resserrant à l’inverse les rangs pour les empêcher de rejoindre le gros des cortèges. Le tout à l’aide d’officiers de liaison branchés avec la salle de commandement de la préfecture, qui cheminent à côté des responsables des services d’ordre pour leur transmettre à tout moment la marche à suivre .

Une pratique explicite à l’intérieur des manifs…

Cette étroite collaboration entre flics syndicaux bénévoles et flics professionnels syndiqués ne date pas d’hier, et le nouveau préfet parisien Nuñez n’a même pas dû rougir aux récentes salves d’éloges adressées par ses interlocuteurs en chasuble : « Les interpellations sont plus ciblées et rapides, les interventions moins brutales et impactantes [sur le reste de la manif] » que sous son prédécesseur, ronronne ainsi Frédéric Bodin, secrétaire national de Solidaires (Le Monde, 7/2) ; « On a été en contact avec la préfecture tout au long de la manifestation. On nous a tenus au courant d’éventuelles populations à risque, avec un nombre approximatif, ce qui nous permet nous aussi de positionner notre service d’ordre avec un nombre suffisant pour encadrer les manifestants »  se réjouit pour sa part Patricia Drevon, secrétaire confédérale de FO (France info, 30/1).

Mais ce n’est pas tout, puisque non contents de louer le retour en grâce de leurs gros bras comme force pleinement intégrée au sein des dispositifs policiers, les organisations syndicales ont également poussé le vice jusqu’à les faire accompagner de journalistes, histoire de démontrer leur bonne foi au pouvoir : « Le but du SO est de maintenir de l’ordre au sein du cortège, il n’est pas là pour rigoler. Il doit avoir ce côté militaire voire autoritaire », précisait la même cheffe de FO à la veille de la première manif parisienne (Libé, 18/1) ;  « L’autre objectif des SO, c’est évidemment de repérer les casseurs. On veille à ce que tout se passe bien, qu’on ne soit pas infiltré dans nos cortèges », indique Ophélie, 46 ans, secrétaire nationale de l’union syndicale Solidaires. Des infiltrations qui concernent notamment les Black Blocs. » (France info, 11/2) ; « À l’avant du cortège syndical, Alain, le chef de la sécurité, donne ses instructions et invite les manifestants à se mettre en ligne. De leur côté, les membres du service d’ordre serrent les rangs… Sébastien, l’un d’entre eux, explique que le but « c’est d’empêcher les individus extérieurs de la manifestation officielle de pouvoir intégrer le cortège officiel pour casser et nuire aux forces de l’ordre ». Une fois localisés, la présence de Black Bloc est signalée directement, afin que les forces de l’ordre interviennent immédiatement » (RTL, 8/2).

Cette bonne entente entre gentils organisateurs de colères policées dépasse évidemment le cas parisien, comme les journaflics régionaux qui ont accompagné les SO ne manquent pas non plus de le souligner. Strasbourg  : « à l’approche de la fin du rassemblement, le service d’ordre reçoit des consignes : rester en place jusqu’à nouvel ordre pour éviter tout départ de manifestation sauvage » (Dernières Nouvelles d’Alsace, 16/2) ; Lyon : « L’intersyndicale a interpellé le 27 février dernier la préfecture sur la sécurité lors des manifestations contre la réforme des retraites. Parmi leurs revendications,  vider les bennes à verre avant les mobilisations » (TDL, 28/2) ; Marseille : « On a des gens visibles, avec des brassards sur les côtés du cortège mais aussi des militants un peu comme infiltrés dans le cortège afin de repérer et d’alerter sur des excités » explique Patrick Rué, le patron de FO agents territoriaux de Marseille, encouragé par un haut-gradé de la préfecture : « Ils maîtrisent bien leurs troupes, donc oui, ça facilite notre tâche puisqu’on veut la même chose : qu’il n’y ait aucune violence… » (La Provence, 16/2).

… comme à la nuit tombée

Cependant, faire défiler des millions de personnes dans le calme n’est pas tout, et quand on se met à diffuser abondamment des slogans du style « bloquer l’économie » en vue de la journée du 7 mars, l’enjeu du maintien de l’ordre devient naturellement plus pressant sur les lieux de production, où il ne s’agirait tout de même pas que de mauvais exemples viennent soudainement enflammer les esprits de façon incontrôlée.

Ainsi, lorsqu’un beau sabotage se produit à l’improviste contre les câbles électriques de la SNCF en paralysant le trafic ferroviaire, comme celui du 24 janvier près de la gare de l’Est à Paris, ce n’est pas un hasard si les cheffaillons syndicaux sont immédiatement montés au créneau pour dénoncer une telle horreur. Non, mais on va tout droit vers l’anarchie là, si des individus se mettent à se fixer leurs propres objectifs selon leurs propres temporalités, en se passant de toute autorité ! A cette occasion, c’est donc le sieur Fabien Villedieu, porte-parole de SUD-Rail (soit le représentant de l’aile gôche du brave Front syndical uni), qui s’est dévoué à la tâche en déboulant fissa sur le plateau de RMC afin de remettre les pendules à l’heure. Une fois sous les projecteurs, ce brave gardien de la domination a non seulement débité en détail ses grossièretés boutiquières de type « ce n’est pas du tout la tradition des cheminots de faire des actes de sabotage. Nous, on défend notre outil de travail », mais a aussi vilement conclu à propos de l’enquête policière en cours : « j’espère qu’elle aboutira et montrera qui c’est ». Une sortie médiatique qui fut opportunément complétée par la fédération Sud-Rail au niveau national, dans un communiqué de presse contre « les actes isolés qui détruisent notre outil de travail », des fois que des moutons égarés prennent leurs aises à propos de son nouveau mot d’ordre : « Bloquer l’économie c’est défendre nos retraites ».

Car avouons-le, ce récent sabotage de câbles près du poste d’aiguillage de Vaires-sur-Marne n’a fait modestement que bloquer  un peu plus de deux centaines de trains pendant 48h. Tout comme la quarantaine de sabotages de câbles effectués sur les voies à l’automne 2007, en plein mouvement de grève contre la réforme des régimes spéciaux de retraite, n’avaient alors fait que bloquer des milliers de trains, c’est dire ! A l’époque, se sont d’ailleurs ses collègues staliniens qui avaient dû mouiller la cravate, soit les secrétaires généraux de la CGT-cheminots et de la confédération CGT, Didier Le Reste et Bernard Thibault, afin de fustiger cette vague d’actions directes nocturnes comme étant des « actes inqualifiables commis par des lâches ».

Enfin, à titre d’anecdote, puisque le très civilisé syndicat Sud-Rail fait désormais volontiers référence aux mânes de la tradition cheminote pour condamner les sabotages, rappelons tout de même ici que la lettre d’infos Sud-Rail de sa section Paris Sud Est s’intitule sans vergogne Le Fer peinard, qui n’est bien entendu pas un jeu de mots avec Le Père peinard, qui n’était pas le journal animé par Emile Pouget, qui lui-même n’était pas l’auteur de la fameuse brochure Le sabotage, qui elle-même n’avait eu aucune influence en la matière lors de la grande grève cheminote de 1910 et de ses suites : 3182 actes de sabotage recensés d’octobre 1910 à juin 1911, dont plus de 90% étaient justement des coupures de signaux des câbles télégraphiques ou téléphoniques le long des voies, et le reste des tentatives de déraillement (73), des dégradations de rails et postes d’aiguillage, ou des engins explosifs placés sur les voies ferrées. Mais bon, histoire à part que ce genre de funambule tente d’effacer selon ses intérêts du moment, pour nous qui nous fichons de toute tradition, la question devient plutôt quel monde nous désirons ici et maintenant, et quels moyens nous nous donnons pour y parvenir.

A présent que la fonction de cogestionnaires de la paix sociale et de l’exploitation tenue par les syndicats n’est même plus un secret de polichinelle, « bloquer l’économie » pour empêcher une énième réforme gouvernementale en servant au mieux de main d’oeuvre radicale peut sembler bien futile. Alors, laissons donc les mornes partisans de la composition entre « k-ways noirs et chasubles rouges » (comme le fredonnait un refrain lors des mobilisations contre la Loi Travail de 2016) à leurs petits jeux politiques, et passons à des travaux pratiques autonomes bien plus passionnants : la démolition urgence du vieux monde, de son économie à sa morale travailliste, avant qu’il ne devienne définitivement invivable sur une planète inhabitable.

Des chômeurs heureux,
1er mars 2023

* on n’oublie pas pour autant les preneurs d’images délatrices de tout type, ni les citoyens-flics ou encore les autoritaires qui peuvent à l’occasion protéger physiquement certaines cibles pas assez vilaines à leur goût (et coucou aux participants du Black Bloc qui ont virilement empêché Emmaüs d’être attaqué lors de la manifestation contre la loi Travail du 26 mai 2016 à Paris), mais ce n’est pas l’objet de ce texte.