Le week-end dernier, à l’occasion des élections européennes, de nouveaux barrages ont été montés à Nouméa par des insurgés kanak dès la nuit de samedi à dimanche 9 juin, en perturbant fortement ces dernières. Pourtant, l’État avait tout fait pour tenter de préserver un semblant de normalité, quitte à regrouper les 57 bureaux de vote habituels de Nouméa au sein de 6 lieux (et les 296 bureaux des 33 communes du territoire sur 50 sites) ou à avancer l’horaire d’ouverture à 7h du matin. Sauf que dans les quartiers nord du Grand Nouméa, à Dumbéa sur mer, le Pic aux Chèvres, Koutio et Apogoti, les affrontements avec les flics ont repris dès l’aube, la quatre voies Savexpress a été bloquée, et même l’école Robert-Abel (Dumbéa) prévue pour accueillir les votards a été incendiée le 5 juin, suite à l’annonce de son affectation électorale.
De son côté, la maison des jeunes du quartier de Tuband (Nouméa) a cramé la veille du grand cirque, tandis qu’aucun vote n’a pu se dérouler dans les mairies bloquées de Kouaoua (celle où la serpentine de nickel est régulièrement incendiée) et d’Ouvéa (l’île où les militaires avaient assassiné 19 kanak en 1988, puis où les deux dirigeants du FLNKS avaient été tués l’année suivante par un indépendantiste kanak opposé à leur signature des accords de Matignon avec la France).
Au final, le taux d’abstention plus ou moins volontaire a atteint 87% en Nouvelle-Calédonie lors de ces élections européennes. Et nul ne sera surpris que sur les 29 000 colons et métropolitains (sur plus de 270 000 habitants) qui se sont rendus envers et contre tout aux urnes surprotégées par les flics, la candidate macroniste soit arrivée en tête (28%) pour ses bons et loyaux services rendus aux loyalistes, suivie des candidats de l’extrême-droite (le RN a fait 22%, Reconquête 16%) et de la droite (12%). Mais qu’importe, puisqu’après la dissolution de l’assemblée nationale qui a suivi ce piètre scrutin, une des conséquences est que la fameuse réforme qui avait servi d’étincelle à l’insurrection kanak du 13 mai ne pourra désormais plus être adoptée à temps (la révision constitutionnelle devait entrer en vigueur le 1er juillet 2024). Un enterrement de fait, entériné par le président Macron, qui a finalement annoncé le 12 juin « suspendre » ce projet de loi (mais pas le retirer, au grand dam des indépendantistes).
Plus largement, les forces de l’ordre évoquent un nombre actuel de près de 2000 insurgés kanak (sur les 10 000 estimés le 13 mai) et plus « d’une cinquantaine de barrages » régulièrement remis en place après avoir été dégagés, parfois piégés avec des bonbonnes de gaz ou protégés par des pointes métalliques pour crever les roues des véhicules d’intervention. Deux camions de ravitaillement de la gendarmerie, un véhicule de patrouille, ainsi qu’un blindé Centaure ont été ainsi mis hors d’usage la semaine dernière par ces pièges. Rappelons que sur les 90 Centaure bardés d’équipements optroniques et d’une tourelle de tir qui doivent être déployés sur le territoire français avant la fin de l’année 2024, une trentaine sont destinés aux colonies d’Outre-Mer : 6 ont déjà été envoyés de toute urgence par avion cargo en Nouvelle-Calédonie début juin, tandis que 10 autres (embarqués sur un navire de la Marine) sont attendus ces prochaines semaines à Nouméa.
Au Mont-Dore
Le jeudi 13 juin, sur la commune de Mont-Dore (située à une dizaine de kilomètres à l’est de Nouméa), une grosse opération a été déployée à l’aube entre la tribu de Saint-Louis et la Coulée, mobilisant 200 gendarmes mobiles et du GIGN, deux hélicoptères et plusieurs blindés pour tenter de dégager les barrages. Des barrages qui bloquent depuis le début de l’insurrection la route du Sud, menant vers l’usine de nickel de Prony. Et là encore, les uniformes ont non seulement eu maille à partir avec les insurgés toute la matinée, mais plusieurs véhicules blindés ont aussi eu leurs pneus éventrés par des pièges artisanaux. Il faut croire que Soframe – l’entreprise du bled alsacien de Hangenbieten qui conçoit et fabrique des véhicules pour les forces spéciales de l’armée française et pour la gendarmerie (dont le Centaure) – n’avait pas tout prévu en la matière.
De toute façon, au Mont-Dore, troisième commune la plus peuplée de Nouvelle-Calédonie (28 000 habitants), il n’y a plus grand chose à « sauver » pour les gendarmes au bout de quatre semaines, puisque les émeutiers ont déjà pillé et détruit tout ce qu’ils pouvaient, en tout cas au nord de la ville : les commerces depuis le Pont-des-Français jusqu’à Saint-Michel (Darty, quatre commerces à Conception, une dizaine dans le cœur de ville à Boulari, McDonald’s, etc.), mais aussi le mobilier urbain, les éclairages publics, les réseaux électriques, la vidéosurveillance qui venait d’être doublée (26 caméras détruites sur 30), les bâtiments communaux (mairie, bureaux, bibliothèque du Pont-des-Français, marché, centre culturel, gendarmerie) ou le collège de Boulari, qui a perdu plusieurs salles de classe et administratives.
Ah si, en fait il restait encore la permanence électorale du député macroniste Nicolas Metzdorf, celui qui avait porté le fameux projet de loi sur le « dégel » qui avait mis le feu aux poudres le 13 mai, et se porte à nouveau candidat aux prochaines législatives au nom de « l’union » des Loyalistes. Et bien, ses bureaux de Mont-Dore sont entièrement partis en fumée la nuit du 13 juin, quelques heures après l’assaut des gendarmes dans tout le secteur.
Pour tenir les rues de Nouméa, face à des insurgés kanak parfois armés, on notera aussi que la gendarmerie a installé des postes de tirs fixes à des carrefours stratégiques. Et que le nombre de morts officiels a encore augmenté le 11 juin, en se montant à neuf, après l’annonce de celle de Joseph Poulawa (originaire d’Ouvéa), abattu par le GIGN le 29 mai et qui se trouvait depuis dans le coma. Ce qui nous donne ici l’occasion de mettre un nom sur les six Kanak qui ont perdu la vie depuis le début de l’insurrection :
- Djibril Salo (19 ans), tué d’une balle dans le dos le 15 mai par des colons loyalistes, sur un barrage dans le quartier de Tindu
- Nassaié Doouka (17 ans) et Chrétien Neregote (36 ans), tué.es chacun.e d’une balle dans la tête le 20 mai dans le quartier de Ducos, tirées par un gérant d’entreprise qui les soupçonnait de vouloir voler un véhicule dans son entrepôt
- Dany Tidjite (48 ans), abattu par un flic hors service qui tentait de forcer un barrage dans le quartier de Koutio.
- Joseph Poulawa (34 ans), abattu le 28 mai à Dumbéa de deux balles dans le thorax et l’épaule par le GIGN, qui affirme avoir effectué un « tir de riposte » (à six reprises). Son décès a été annoncé le 11 juin.
- Lionel Païta (26 ans), abattu le 3 juin d’une balle dans la tête par un gendarme au col de la Pirogue au niveau du barrage de la tribu de Saint-Laurent, sur la route stratégique menant à l’aéroport international. Son décès a été annoncé le 8 juin.
Au 13 juin, le bilan officiel des autorités se montait également à 1139 interpellations d’émeutiers depuis un mois, ainsi que 177 policiers et 64 gendarmes blessés (plus deux gendarmes tués).
Destructions, sabotage et black-out
Un nouveau bilan des destructions est sorti le 11 juin, cette fois venu d’un expert, en l’occurrence le président du Comité des sociétés d’assurances (Cosoda) de Nouvelle-Calédonie, Frédéric Jourdain. Il recense pour l’instant 900 entreprises et petits commerces, 200 maisons et 600 véhicules incendiés depuis le début de ces quatre semaines d’insurrection. « Pour la Calédonie, c’est du jamais vu », même après des « événements climatiques » (la saison cyclonique va de novembre à avril), annonce-t-il dans une interview sur la chaîne de télévision publique La 1ère, en même temps que la venue de renforts de métropole, soit une vingtaine d’experts-assurance relayés tous les quinze jours. Il confirme également le chiffre de 1 milliard d’euros de dégâts, et précise cette bonne vieille méthode statistique qui fait que les assurances refusent désormais tout nouveau contrat en Kanaky : « Le principe de l’assurance, c’est le caractère aléatoire de la survenance d’un sinistre. Or, actuellement, il y a de très fortes probabilités pour que ces sinistres surviennent. La consigne de nos sièges est donc de ne plus souscrire de nouvelles affaires tant que la libre circulation n’est pas restaurée. »
Pour couronner le tout, on apprend aujourd’hui 14 juin que le gouvernement local de Nouvelle-Calédonie (codirigé par les indépendantistes du FLNKS et les partis loyalistes) est officiellement en cessation de paiement depuis plusieurs jours, « compte-tenu des pertes fiscales et des cotisations sociales ». Il ne pourra donc plus verser ni prestations ni salaires après le mois de juin (et encore moins les mesures de chômage partiel spécifique annoncées suite aux destructions), et est depuis une semaine en cours de négociations avec l’État français pour combler le besoin en trésorerie immédiate, selon Louis Mapou, son président (FLNKS) depuis 2021.
On comprend dès lors un peu mieux pourquoi les différents politiciens indépendantistes appellent sans cesse (et sans grand succès) à l’arrêt des incendies, des pillages et surtout à lever les barrages, eux qui cogèrent le gouvernement de l’archipel et ne peuvent accepter les ravages systématiques de l’économie entrepris par les jeunes insurgé.es kanak depuis plusieurs semaines, sans même parler des sabotages contre les mines et les deux usines de nickel (la troisième est en sommeil). En passant, le fleuron de ces usines de transformation du nickel, celle de Prony Resources, qui annonçait son arrêt partiel le 7 juin suite au sabotage de ses infrastructures critiques (voir ici) vient de fournir quelques détails à ce propos : elle est à la fois privée d’eau suite à « la destruction de la station de pompage », mais aussi de jus suite à « des tirs sur une ligne électrique, privant d’électricité une partie des installations » industrielles.
En la matière, le black-out électrique survenu quelques jours plus tard (le 12 juin vers 12h20) sur l’ensemble de l’île principale de l’archipel, n’est pas non plus venu rassurer les dirigeants locaux de tous bords. Car si le courant a été rétabli progressivement au bout de plusieurs heures, les équipes du fournisseur calédonien d’énergie (Enercal) étaient encore sur le pont à 17h pour tenter de « rétablir l’alimentation électrique et identifier la cause de l’incident », même si personne n’a osé évoquer publiquement l’hypothèse d’un nouveau sabotage (par exemple avec des tirs de fusil sur des transformateurs). Et notons que c’est paradoxalement parce que l’usine de nickel de la SLN fait tourner ses fours à la puissance minimale faute de minerai pour l’alimenter, consommant ainsi peu d’électricité, qu’elle a pu immédiatement participer au rétablissement du courant sur l’archipel, grâce à sa Centrale accostée temporaire (CAT). Depuis septembre 2022, la SLN fonctionne en effet grâce une centrale au fioul flottante (louée au leader mondial du genre, le turc Karpowership), destinée à pallier aux défaillances de sa vieille installation datant de 1972… ce qui n’empêche pas que ses coûts de transformation du nickel ne soient plus compétitifs face à ceux de l’Indonésie.
Tambouilles politiques
Depuis une semaine, les différentes composantes et partis indépendantistes tiennent leurs assemblées internes, en vue du 46e congrès du FLNKS qui se tiendra samedi 15 juin à la tribu de Netchaot, sur la commune de Koné (chef-lieu de la province Nord). C’est là que s’élaboreront (ou pas) les compromis à propos de la ligne à adopter suite à l’insurrection de mai, de la place de la CCAT au sein du FLNKS, mais aussi des deux candidats de députés à présenter aux prochaines élections législatives des 30 juin et 7 juillet (rappelons qu’en septembre 2023, l’indépendantiste kanak Robert Xowie a été élu sénateur de Nouvelle-Calédonie, où il siège dans le groupe communiste du Sénat).
La veille des élections européennes, le 8 juin, c’est d’abord le comité directeur de l’Union calédonienne (UC), un des deux principaux partis indépendantistes, qui s’est réuni à la tribu de Mia, sur la commune de Canala. Le président de l’UC, Daniel Goa, y a baissé d’un ton par rapport à sa déclaration du 14 mai, au lendemain du premier jour de l’insurrection, dans laquelle il clamait à propos des jeunes insurgé.es kanak que « les pillages orchestrés cette nuit sont notre déshonneur et ne servent aucunement notre cause et notre combat, au pire ils le retardent » (voir ici). Cette fois, il a bien dû tirer le constat que la question n’était pas que politique, mais aussi sociale, et qu’il fallait au minimum entendre le message incendiaire de la jeunesse émeutière kanak de Nouméa et de ses banlieues : « en plus du conflit politique, un conflit social s’est greffé, difficile à contrôler, car d’autres frustrations se sont exprimées. Selon les sources du Haut-commissariat, 10 000 jeunes étaient dans la rue. Ils sont venus casser, piller, brûler, exprimer leur haine de cette société que nous pensions avoir créée pour eux. Quel avenir leur avons-nous réservé ? Ce n’est pas notre méthode, c’est contraire à nos us et pourtant le constat est là, bien présent, ils l’ont fait… Aujourd’hui, cette révolte se déroule dans la douleur sociale car, en plus du combat politique sous-jacent, il y a un conflit social et sociétal larvé. »
Puis, haussant cette fois le ton, il a proposé ni plus ni moins qu’une déclaration d’indépendance pour le 24 septembre de l’année prochaine (le 24 septembre 1853 est la date de prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France) : « La France nous a tellement trompés que notre souveraineté ne pourra qu’être immédiate, pleine et entière et non négociable. Nous proposons le 24 septembre 2025 pour la déclarer, ce sera aussi le début d’une nouvelle mandature avec de nouvelles élections… Nous pourrons y ajouter une période de transition pour le retrait politique de l’État et le calendrier de la rétrocession des compétences régaliennes. La souveraineté sera alors partagée si la France l’accepte. Elle sera pleine et entière aux termes de cette période de transition le 24 septembre 2029, à la date anniversaire des 176 ans de colonisation et au terme de la mandature. »
Concernant la levée des barrages, le président de l’UC a aussi trouvé lundi 10 juin un nouvel argument pour tenter de les faire lever : il « faudra laisser la circulation se faire », en particulier « pour mener la campagne » des élections législatives !
Du côté du Palika (Parti de libération kanak), l’autre grand parti indépendantiste, Louis Mapou (également président du gouvernement calédonien), a réitéré le 13 juin son « appel pressant à la levée immédiate des barrages et à un retour au calme », en mettant en avant que « la décision du président de la République de dissoudre l’Assemblée Nationale confirme que la loi constitutionnelle concernant le corps électoral provincial n’est désormais plus d’actualité. » Une prise de position identique à celle du bureau politique du Palika sortie le même jour, et demandant aux responsables « présents sur les points de mobilisation » de lever les barrages et les blocages, puisque « l’heure doit être à la reconstruction de la paix et du lien social ». Rappelons enfin que c’est le Palika qui est aux commandes de la Province Nord (tenue par les indépendantistes) et de l’usine de nickel actuellement en attente d’un repreneur, et qui est aussi chargé d’animer le bureau politique du FLNKS.
Quant à l’assemblée générale peut-être la plus importante avant le congrès du FLNKS, il s’agit de celle la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain, créée en novembre 2023 et initiée par l’UC, le syndicat USTKE et le Parti travailliste) qui se tenait les 13 et 14 juin à la tribu d’Azareu, sur la commune de Bourail. Mais on en saura plus les prochains jours…
En tout cas, il faudra encore bien des palabres sur le terrain pour que les politiciens kanak parviennent à faire accepter aux jeunes insurgé.es que maintenant c’est fini, après les morts, les incarcérations dans les containers maritimes de la prison du Camp-Est, et surtout après qu’ils aient réussi à arracher en toute autonomie un peu de dignité et de liberté face au système colonial français…
[Synthèse de la presse locale et pas que, 14 juin 2024]
NB : cet article fait suite à « Nouvelle-Calédonie : l’insurrection kanak et l’industrie du nickel » (8 juin), « Nouvelle-Calédonie : l’Etat colonial face aux prisonniers kanak » (1er juin), « En Kanaky, rien n’est fini… » (25 mai) et « Le chiffre du jour en Kanaky : 400 et 1 » (21 mai)