A force de voir tant d’hommes et de femmes menottés être trimballés sans ménagement à travers d’interminables couloirs, puis partir en taule à la nuit tombée… A force d’assister à tant d’audiences en visioconférence où câbles et écrans empêchent désormais de cracher physiquement à la gueule des juges, ou de réfléchir plein de rage au bon moment pour sauter du box et tenter de prendre la poudre d’escampette… A force de contempler un bel échantillon de ce que le genre humain peut offrir de plus vil – bourreaux en uniforme, crapules en toges, journalistes consciencieux, experts de la raison du plus fort, greffiers je-ne-fais-que-mon-travail, balances repentantes… A force d’entendre les plaintes de beaux parleurs réclamer ce qu’un outil de la domination ne peut structurellement pas leur donner, à savoir la justice ou la vérité, qui plus est inexistantes au ciel comme sur terre… A force même, qui sait ?, de réflexions sur l’incompatibilité absolue entre autorité –celle qu’il incarnait si bien– et liberté… le tribunal de Roberval est parti en fumée dans la soirée du 8 mai 2021. Mais après tout, la célèbre devise du blason de cette petite bourgade québecoise située au bord du lac Saint-Jean ne professe-t-elle pas fièrement « À cœur vaillant, rien d’impossible » ?
Bien que les humains aient souvent piètre mémoire, celle qui était l’une des dernières bâtisses historiques de la ville (1910), se souvient par contre très bien que dès l’année suivante lui fut adjointe une prison régionale. Certainement la marque d’un quelconque progrès civilisationnel sur les prédécesseurs des rives du lac, ces nomades Innus dont la sagesse avait trop longtemps méprisé les splendeurs de la centralisation étatique et ses bienfaits comme l’enfermement de masse. En la matière, l’imposant édifice de granit rose désormais calciné se souvient par exemple que le premier prisonnier qui fut jugé puis incarcéré dans cet ensemble aussi fonctionnel qu’expéditif couplant tribunal et taule, le fut pour deux mois ferme après avoir transféré trois dollars d’une poche à l’autre, ou qu’une femme y fut condamnée en 1926 à mort par pendaison dans la cour de l’enceinte, accusée d’avoir empoisonné son mari. Ou encore que des insoumissions, résistances et mutineries ont secoué ses murs épais, comme celle contée avec dépit par un maton des années 80, qui fut pris en otage par un prisonnier ayant réussi à scier des barreaux avant de lui arracher de force son trousseau de clés pour se diriger vers la sortie en inversant les rôles.
Mais, objecteront peut-être quelques esprits chagrins, cette prison adjacente ne fut-elle pas démolie l’année dernière après avoir définitivement fermé en 2015, soit tout de même plus d’une centaine d’années de bons et loyaux services rendus au pouvoir ? Certes, mais d’une part ce fut pour en reconstruire une nouvelle plus grande à 115 millions de dollars à l’extérieur de Roberval, surnommée l’Alcatraz du Québec par la presse à cause de ses moyens high tech destinés à écraser les corps et les esprits en les empêchant de s’évader, et d’autre part cette démolition avait pour objectif de profiter de l’espace gagné afin de quintupler la taille du Palais d’infâmie actuel, dont les travaux étaient engagés depuis septembre 2019… avant de partir en fumée il y a quelques jours. Lorsque ce ne sont pas des révoltés épris de liberté qui rasent au sol ces édifices, mais l’Etat qui les restructure de lui-même, c’est évidemment pour accroître le nombre d’enfermés (de 65 à 180 à Roberval), renforcer et perfectionner son contrôle sur nous (dans et hors des murs), ou laisser place à d’autres institutions oppressives.
Malgré tout cela, et puisque le hasard fait parfois bien les choses, chacun pourra constater qu’alors que l’incendie du tribunal de Roberval (sur les causes duquel les autorités se gardent bien de se prononcer) aurait pu éclater n’importe quel jour de la semaine et à n’importe quelle heure, il a choisi de se déclarer en dehors des horaires de chantier et d’ouverture des salles d’audience, soit juste avant 19h, mais aussi un samedi soir quand la plupart des braves citoyens sont encore de sortie et s’empressent de finir leurs courses avant de rentrer chez eux pour le début du couvre-feu. Assurément de quoi leur offrir un rêve grandeur nature qui a été visible à trente kilomètres à la ronde, certainement plus réel que n’importe quelle série dévorée le temps d’un week-end confiné : celui de la seule réforme intéressante de la justice, en tout cas lorsqu’on tient encore à la liberté.
Enfin, petite précision utile, bien que les pompiers des six casernes de Roberval aient mis onze minutes avant d’arriver, vite rejoints par leurs collègues de Saint-Félicien, Chambord, Sainte-Hedwidge et Mashteuiatsh, la danse des flammes est cependant parvenue à faire coup double. Elle a ainsi ravagé toutes les parties du tribunal, autant la nouvelle en cours de construction que celle du bâtiment initial, puisque selon les premiers constats policiers celle-ci a justement commencé son chaleureux ballet pile à la jonction entre les deux. Quand on vous dit que le hasard fait parfois bien les choses, en choisissant même l’endroit le plus adéquat pour livrer cette odieuse structure du pouvoir à une destruction complète et sans merci !
Le moins que l’on puisse dire, c’est donc que le chantier en cours à 66 millions de dollars avec livraison initialement prévue en février 2023 n’est même plus simplement à reprendre à zéro mais a reculé d’une bonne longueur, puisqu’y compris les salles historiques dans lesquelles les juges continuaient de siéger sont maintenant hors d’usage à Roberval pour un bon bout de temps…
[synthèse de la presse québecoise, 9-10 mai 2021]