Ukraine : un profiteur technologique de guerre

L’Ukraine utilise le sulfureux logiciel de reconnaissance
faciale de ClearView AI
Le Temps (Suisse), 15 mars 2022

C’est une surprise. Fortement critiquée pour son système de reconnaissance faciale, l’entreprise américaine ClearView AI collabore depuis peu avec les autorités ukrainiennes. Son logiciel doit permettre d’identifier des Russes présents sur son territoire, qu’ils soient vivants ou décédés. Ce rapprochement entre les autorités ukrainiennes et la firme new-yorkaise a été initiée par cette dernière qui, selon des révélations de l’agence Reuters , a offert ses services gratuitement au pays attaqué par la Russie.

L’Ukraine a commencé samedi à utiliser le logiciel de ClearView AI, notamment pour identifier des personnes à des barrages (checkpoints). Le but est d’identifier des Russes, sans doute pour démasquer des combattants infiltrés parmi les civils et voulant se livrer à des actes de sabotage. Le directeur de ClearView AI, Hoan Ton-That, a précisé qu’il n’offrira pas ses servives aux autorités russes.

En utilisant ce logiciel américain, l’Ukraine pourra identifier les morts plus facilement qu’en essayant de faire correspondre des empreintes digitales, selon ce qu’a écrit Hoan Ton-That à Kiev. Sa lettre, vue par Reuters , indique que la reconnaissance peut être efficace même en cas de lésions faciales. Selon le directeur de ClearView AI, sa technologie peut être utilisée pour réunir des réfugiés séparés de leurs familles, identifier les agents russes et aider le gouvernement à détecter de faux messages publiés sur des sociaux.

Si ClearView AI est intéressant aux yeux des autorités ukrainiennes, c’est parce que l’entreprise américaine affirme avoir aspiré dans ses bases de données l’ensemble des photos du réseau social VKontakte. Ce dernier, racheté indirectement par les autorités russes fin 2021, compte environ 100 millions d’utilisateurs réguliers. Nettement plus populaire que Facebook – banni depuis une semaine en Russie –, VKontakte est ainsi une base de données précieuse pour ClearView AI.

L’utilisation par l’Ukraine de cette technologie américaine peut potentiellement poser de gros problèmes. Ainsi, son système n’étant pas totalement fiable – comme tous les systèmes de reconnaissance faciale –, le risque est élevé que des personnes soient confondues, avec potentiellement des conséquences dramatiques. De plus, ClearView AI a acquis une partie très importante de ses photos sans en demander l’autorisation aux réseaux sociaux (que ce soient VKontakte, Facebook, Twitter ou Instagram) et encore moins à leurs utilisateurs.

Fin février, ClearView AI annonçait son intention ses nouvelles ambitions au niveau mondial. La société veut ainsi détenir 100 milliards de visages dans sa base de données d’ici un an. Cela signifierait une expansion massive des informations en sa possession : il y a deux ans, lorsqu’une enquête du New York Times avait mis en lumière les activités de ClearView AI, cette société avait alors aspiré les visages de 3 milliards de personnes sur Facebook, YouTube, Twitter, Instagram et des millions de sites de recrutement, d’information ou de paiement.

Aujourd’hui, de nombreuses polices locales utilisent son système de reconnaissance faciale aux Etats-Unis. La Belgique a également employé ses services, a priori de manière expérimentale. De nombreux pays ont banni l’emploi des technologies de ClearView AI, mais on ne sait pas lesquels l’utilisent, de manière régulière ou dans le cadre de tests.


Comment la société Clearview AI redore son blason
sur le dos des Russes

ZDNet, 17 mars 2022

Comment améliorer votre image de marque ? Il suffit de proposer vos services à l’Ukraine, et de scanner des milliards de visages russes. C’est en tout cas ce que vient de décider de faire la société Clearview AI.

C’est une nouvelle qui a fait les choux gras de la presse française cette semaine. L’Ukraine utiliserait les technologies d’intelligence artificielle (IA) de Clearview AI pour détecter les envahisseurs russes, au plus fort de l’offensive militaire de la Russie contre ce pays. Le ministère ukrainien de la Défense aurait adopté le moteur de reconnaissance faciale de Clearview AI pour « repérer les personnes d’intérêt aux points de contrôle, entre autres utilisations ». Et ce gratuitement, selon la société.

Pour ceux qui sont familiers avec le sujet de la reconnaissance faciale, le simple nom de Clearview fait « tilt » tant cette société a déjà défrayé la chronique ces derniers mois. Pour les autres, c’est donc là que vous me demandez : c’est quoi Clearview AI ? Et qu’est ce que c’est que cette sombre histoire de reconnaissance faciale ?

Clearview AI est une société qui développe et commercialise des technologies qui permettent de scanner des photos et des vidéos de visages de personnes, et de les reconnaître et de les identifier. Ces produits sont vendus aux forces de l’ordre de divers pays.

Pour éduquer son intelligence artificielle, la société fait feu de tout bois. Photos d’identité judiciaires, visuels publiés sur les profils des médias sociaux et sur les sites d’information sont avalés pour entraîner les algorithmes de reconnaissance faciale.

L’objectif ? Que n’importe quel visage capturé par un dispositif numérique soit rapidement reconnaissable, comparable, et potentiellement relié à une identité stockée sur une base de données.

Concernant les belligérants russes, plus de deux milliards de photos auraient été extraites de VKontakte, le Facebook préféré des Russes. Et plus de 10 milliards de visuels seraient par ailleurs disponibles pour être utilisé par l’IA. C’est un très beau coup de communication pour Clearview. Imaginez un peu : scanner les visages des méchants Russes pour protéger les Ukrainiens !

Mais ce coup de com ne saurait masquer une réalité tout à fait sordide. Car les pratiques de Clearview AI sont assez sauvages en matière de protection de la vie privée.

En décembre dernier, en France, la CNIL mettait en demeure Clearview AI de cesser la réutilisation de photographies accessibles sur internet. La manière forte pour empêcher que les photos et vidéos des citoyens français ne soient aspirées sans autorisation pour gonfler sa base de données. Et côté GAFAM, les pratiques de Clearview AI exaspèrent. Google, Microsoft et Facebook ont envoyé des lettres à l’entreprise, exigeant que Clearview arrête de scraper les images de leurs plateformes et services.

D’aucuns diraient qu’il pourrait simplement s’agir de jalousie. Car face à la pression de l’opinion publique, Microsoft et Amazon, ou encore IBM, se sont engagés à ne plus vendre de logiciels de reconnaissance faciale aux forces de l’ordre, et ce pour des raisons de protection de la vie privée et de surveillance.