Dans la chapelle du couvent Saint-François à Villié-Morgon (Rhône), les femmes sont coiffées d’une mantille, voile léger en dentelle noire ou blanche. Les jupes longues sont de rigueur alors que les pantalons et décolletés, jugés « indécents », sont bannis des bancs. Une vieille dame, qui a préféré recouvrir son chignon d’un béret beige, voit les mots du missel en grand grâce à sa loupe. Puis fait les gros yeux à son voisin plongé, lui, dans son smartphone. Que diable ! Soudain, un paroissien à la cravate mauve et au crâne reluisant, physique de Monsieur Propre la boucle d’oreille en moins, ouvre une porte.

Quatre moines de la communauté capucine d’observance traditionnelle, non reconnue par l’Église catholique, font leur entrée. Il est l’heure de célébrer la messe dominicale en latin, dos au peuple. Quatre-vingt-dix minutes de dévotion. Deux religieux à la barbe sacrément longue manquent à l’appel des cloches, privés de contacts directs avec la centaine de fidèles agenouillés. « Ils célèbrent en privé, ils sont en retrait par rapport aux gens de l’extérieur », souffle le « révérend père » Antoine, « gardien » du couvent bordé par les vignes du Beaujolais. « Ils font pénitence », murmure une fidèle. « Ils ont commis une bêtise de jeunesse », gronde une septuagénaire au parapluie arc-en-ciel baptisée Tiburgette, secrétaire (bénévole) au service de la vingtaine d’ascètes intégristes.

Les deux religieux saboteurs pris en flagrant délit

Les deux prêtres demeurent cloîtrés… sauf quand ils doivent se présenter, une fois par semaine, à la gendarmerie. Poursuivis pour « destruction et tentative de destruction par moyen incendiaire » et « association de malfaiteurs », ils ont été placés sous contrôle judiciaire. Mi-septembre à Saint-Forgeux, au nord-ouest de Lyon, les deux hommes ont mis le feu à un premier compteur électrique, au pied d’une antenne-relais. « Cela a coupé les communications pendant une bonne heure sur le hameau », s’irrite le maire, Gilles Dubessy. Le lendemain, vers 23 heures, ils ont tenté de récidiver à quelques kilomètres de là, à Ancy.

« L’endroit est isolé, à 500 mètres d’altitude, au milieu des bois », localise Christine De Saint-Jean, à la tête du village. Les religieux ont été pris en flagrant délit par la maréchaussée alors qu’ils ouvraient la porte du local technique du relais radio. « Quand j’ai appris que les interpellés étaient moines, j’ai cru que c’était une blague », s’étonne l’édile.

Hostiles au déploiement de la controversée 5G, les deux gardés à vue de 39 et 40 ans ont reconnu les faits. Ils disent avoir agi « pour prémunir la population des effets nuisibles » des ondes. Les autorités sanitaires assurent que celles-ci ne présentent « pas de risques nouveaux pour la santé ». S’ils sont passés à l’action à 55 km de leurs crucifix, c’est parce qu’ils connaissent le coin.

Selon nos informations, ils assurent l’aumônerie dans un pensionnat d’une commune limitrophe, le collège-lycée hors contrat La Péraudière à Montrottier, connu pour son éducation à l’ancienne et à la dure. Son directeur, « bien content d’avoir la 4 G et la 5 G pour communiquer avec l’extérieur » était « éberlué », « atterré » quand il a découvert que ses préposés à l’instruction religieuse, au-dessus de tout soupçon, officiaient aussi comme saboteurs. « Je ne souhaite pas les revoir », condamne-t-il. Les moines incendiaires encourent jusqu’à dix ans de prison et 150 000 euros d’amendes. Sollicitée, la procureure de Villefranche-sur-Saône n’a pas souhaité « communiquer sur ce dossier en cours d’instruction ».

Un supérieur parmi les pyromanes

Avec leur percée dans la rubrique pas très catholique des faits divers, les pyromanes ont donné, malgré eux, un coup de projecteur sur leur « famille » cultivant d’ordinaire la discrétion. « On n’a pas la télévision ni la radio mais les fidèles nous informent sur ce qu’on raconte sur nous », rapporte un capucin avant de nous offrir « une médaille miraculeuse » à la gloire de Marie.

Les mis en examen, au casier judiciaire vierge, sont « pères » : comme les « frères », ils ont fait vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance mais eux ont, en plus, été ordonnés prêtres au sein de la mouvance intégriste de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X. L’un des deux, incollable sur « la doctrine du Christ roi » et « très généreux », à en croire Tiburgette, est « supérieur », avec donc des responsabilités. « Il est déchargé de sa mission », lâche son patron, le père Antoine. L’autre clerc anti pylônes est dépeint par un ami comme « un mec bonnard qui dépoussière le mouvement », « jovial, sociable, ouvert d’esprit et très aimant ». « Je l’ai rencontré juste avant l’affaire, il avait l’air bien », hallucine-t-il. Agnès, paroissienne assidue, est sur la même longueur d’onde. « On n’avait jamais imaginé une chose pareille, on est consternés. »

Le père Antoine jure aussi être tombé des nues quand il a appris le délit de ses brebis, qui « ont le bac et un bagage intellectuel ». « Je n’ai rien vu. » À ses yeux, les pères « ont été motivés par quelqu’un qui les a ensuite dénoncés ». « Quelqu’un d’extérieur que l’on pensait bienveillant », lâche-t-il, tout en entretenant le mystère.

Tiburgette, elle, « prie » pour eux et fait « des sacrifices » car « il ne faut pas qu’ils aillent en prison ». Elle leur trouve des circonstances atténuantes et charge les gouvernants : « Ils nous mettent à bout. » « Quand l’État tue les enfants par milliers avec les avortements, il y a impunité », s’offense-t-elle. Elle est remontée contre cette « société décadente qui abandonne Dieu ». Contre nous aussi, avec notre satanée enquête pour « la presse païenne ».

Tondeuse mécanique, sandales en pneus recyclés et rejet du portable

La lutte contre la 5 G ne fait pas partie des « combats » officiels des religieux et de leurs ouailles. Pourtant, « quand on cherche sur Internet, on voit bien qu’il y a des dangers pour la santé », avance Agnès, tout en confessant utiliser WhatsApp. Certes, le couvent dispose d’un téléphone portable avec annonce d’accueil signalant que les messages sont « relevés deux fois par jour » et que « le Bon Dieu vous garde ». Certes, certains pères prêchent sur YouTube. Ils s’élèvent par exemple contre le « projet maçonnique » destiné à transformer Notre-Dame de Paris « en un vulgaire parc d’attractions pour les JO ».

Mais ils sont loin d’être connectés, rejetant globalement la modernité. Ils n’ont (en principe) pas de montre, pas de compte en banque, pas de revenus. Pour régulariser la tonsure et la couronne de cheveux dont la taille (un doigt ou deux) varie selon le niveau hiérarchique, la tondeuse est mécanique. Ils fabriquent leurs sandales avec des pneus recyclés. « Ils les portent sans chaussettes, même en plein hiver », frissonne Isabelle, quinquagénaire de Villié-Morgon. Elle les croise parfois « le long des routes », en pleine promenade méditative ou séance d’auto-stop. « On dirait que les gars du Nom de la rose sont sortis de l’écran », rit un autre habitant.

Au village, on les trouve « gentils », « spéciaux », « polis », « un peu zinzins », « folklos ». Parfois aussi « bons vivants », à contre-courant de l’austérité monastique. « Quand je leur offre une petite Chartreuse ou deux bouteilles de rouge, ils ne crachent pas dessus », constate un vigneron. Jusqu’à cette sombre histoire de 5G, le maire, Thierry Lamure, n’avait rien à leur reprocher. « Ils ne font pas de bruit, pas de propagande. Ils votent… »

Les capucins vivent de dons, au rythme des prières

Ces disciples intégraux du « poverello » (petit pauvre, en italien) Saint-François d’Assise s’appliquent à « la vie contemplative ». Dans leur « cellule » dépouillée de 7 mètres carrés, ils se lèvent (au son des claquements de deux poignées en fer sur une planche de bois) pour les psaumes des matines à 1 heure. Puis se recouchent jusqu’aux laudes, à 4h45. Leurs journées sont rythmées par les oraisons, messes basses, vêpres, angélus, récitations de chapelet ou temps de « grand silence ». Quand ils ne louent pas Dieu, ils décryptent la Sainte Écriture, sèment dans leur potager, récoltent les pommes, s’improvisent charpentiers ou organisent une retraite franciscaine pour « jeunes hommes et messieurs ».

« Ils sont réglés comme des horloges », décrit le photographe Jean-François Talivez, qui s’est immergé une semaine à leurs côtés pour nourrir son livre « Une vie de moine ». « Quand j’ai poussé la porte de la clôture, j’ai eu l’impression d’arriver sur une autre planète ! » Il se souvient avoir transporté dans sa voiture un quatuor de capucins. « Lorsqu’on s’est arrêté dans une station-service sur l’autoroute, les gens ont cru à un remake des Visiteurs… »

Ces ecclésiastiques vivent d’aumônes, de dons de fidèles et de voisins généreux. « Ils mangent ce qu’on leur offre. Un jour, ils ont récupéré plusieurs kilos de boudin noir », raconte-t-il. Pas de quête durant le culte mais les « offrandes » sont les bienvenues. Le fief des capucins ne se limite plus au seul édifice. Ces dernières années, leur entourage a racheté de vieilles demeures dans les environs. « Ces moines ne vendent pas de bières mais ils ont des ronds, ils posséderont bientôt tout le hameau », prédit un artisan.

Le couvent a abrité pendant deux ans un abbé violeur

Voilà près de quatre décennies que les hommes au capuchon pointu font partie du décor. Ils ont débarqué en 1983 en se portant acquéreur du prieuré occupé par l’Ordre souverain du temple solaire, ancêtre de la secte apocalyptique de l’Ordre du temple solaire. La troupe de capucins tradi, en rupture avec les frères de la Province de France, avait été créée onze ans plus tôt par le père Eugène de Villeurbanne, opposé aux réformes du concile Vatican II (1962-1965), symbole de l’ouverture de l’Église au monde moderne. Il était proche de Mgr Lefebvre, fondateur de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X excommunié en 1988.

Aujourd’hui encore, les robes de bure des dissidents franciscains et les soutanes des lefebvristes font bon ménage. L’abbé Régis de Cacqueray, ex-supérieur du district de France de la Fraternité de 2002 à 2014, a ainsi rejoint les capucins du Beaujolais, se laissant pousser la barbe poivre et sel pour devenir le père Joseph. C’est également dans ce cloître qu’au début des années 2010, un abbé de la Fraternité, le père Christophe Roisnel, directeur d’une école intégriste des Yvelines alors soupçonné d’abus sexuels, avait été « mis à l’écart » avant d’être écroué en 2014. En 2018, il a été condamné en appel à dix-neuf ans de prison pour viols aggravés sur trois enseignantes.

Comme le mouvement d’extrême droite Civitas, ils dénoncent la « dictature sanitaire »

Les capucins de Villié-Morgon sont « sédévacantistes » : pour eux, le trône de Pierre est vacant depuis la disparition en 1958 de Pie XII, dont les successeurs ne sont que des « usurpateurs » et « hérétiques ». Hors du giron de Rome, ces électrons libres n’ont aucun compte à rendre. « Ils ne sont pas sous notre autorité, on n’a aucun lien avec eux », indique-t-on à l’archevêché de Lyon. Le père Joseph et le père Laurent sont aumôniers de Civitas, « parti intégralement catholique, foncièrement patriote, radicalement antisystème ». « Si le supérieur nous a accordé deux aumôniers, c’est parce qu’il estimait que notre positionnement correspondait à l’application, en politique, de la doctrine traditionnelle de l’Église », salue Alain Escada, président du mouvement d’extrême droite, qui « admire » ces religieux vivant « dans le dénuement le plus total ».

À l’appel de Civitas, certains ont défilé contre le mariage pour tous, « les spectacles blasphématoires » ou, plus récemment, « la dictature sanitaire ». Dans ses sermons ou ses discours, le père Joseph est le plus virulent. Il s’en prend à la République qui, « sous son masque de neutralité » s’avère « cathophobe » et « vise purement et simplement » l’élimination de l’Église. Il fustige la « tyrannie mondialiste », le « pape antichrist », le vaccin à ARN messager « en raison de la manipulation du patrimoine génétique » ou le premier confinement anti-Covid synonyme d’ « incarcération à domicile ». « Malheureux les peuples que l’on fait vivre masqués afin de les museler et de tuer tous les rapports humains », a-t-il dénoncé dans une homélie.

À la messe à laquelle nous avons assisté, la quasi-totalité des fidèles en provenance du Rhône, de l’Ain, de la Nièvre, de Savoie ou des Yvelines se recueillaient sans masque. En parfaite infraction aux règles sanitaires. Et les communiants d’entonner le cantique : « Par l’Ave Maria, le péché se détruira… »