Un panache de fumée noire
C’était il y a deux mois pile. Dans la nuit du 17 au 18 mai 2022, peu avant minuit, un gros panache de fumée noire s’élevait au-dessus de Sassenage (Isère). Un grand brasier était en train de dévorer des centaines de mètres carrés dans une zone industrielle située au nord-ouest de Grenoble. D’importants moyens étaient alors déployés sur place, mais les pompiers ne réussiront à sauver que les locaux administratifs de l’entreprise, ainsi qu’un dépôt de stockage. L’atelier de production, lui, a été complètement détruit. Les 40 ouvriers qualifiés et ingénieurs employés par la boîte ont été mis au chômage technique en attendant le redémarrage de la production sur un autre site.
Si la presse n’a pas recouvert cet incendie nocturne d’un pudique voile de silence, elle n’a pas pour autant regardé plus loin que le panache de fumée qui s’est élevé cette nuit-là au-dessus de la cuvette grenobloise. C’est peut-être parce le nom de l’entreprise ravagée par les flammes n’est pas particulièrement évocateur. Et en effet, on ne peut pas leur donner tort : « Précis Mécanic » ne semble pas être un nom pensé pour attirer l’attention. Pourtant, sur les carnets de commande de cette PME de mécanique de précision et d’usinage qui a fêté en 2016 ses cinquante années d’existence, figurent des noms bien connus de l’industrie technologique : Schneider Electric, Siemens, Orano, Bosch, JST Transformateur. Et c’est encore sans mentionner les services que Précis Mécanic a déjà rendus à l’industrie militaire, un mérite dont elle se vante sur son propre site : « réalisation de paniers à carte, coffrets ou niches pour cartes électroniques embarquées dans les sous-marins nucléaires et les avions de chasse. »
En cette période de fuite en avant technologique, est-ce que les ateliers de production de Précis Mécanic ont subi les aléas qui tourmentent la vie de toute installation industrielle, qui n’est jamais à l’abri d’un fâcheux court-circuit électrique ? Est-ce qu’ils ont été frappés par la foudre ? Est-ce qu’ils ont été réduits en cendres par le geste négligeant d’un fumeur balançant son mégot dans un tas de sciure ou une poubelle ? Ou alors, est-ce que l’incendie aurait une origine bien moins innocente et moins banale ? En tout cas, la gendarmerie n’a pas tenu à communiquer les résultats de son enquête pour déterminer l’origine de cet incendie nocturne.
Mais serait-il si inimaginable qu’en cette période de relance belliciste annoncée au beau milieu du désastre climatique, quelqu’un ait eu la bonne idée d’aller débusquer pendant la nuit un petit fabriquant d’engins de mort ? Un fraiseur de guerre pour des machines qui pullulent à travers la planète, la rendant toujours plus cauchemardesque ? Un usineur de disjoncteurs et autres pièces spécialisées qui équipent les lignes à haute tension, les sous-stations électriques, les transformateurs qui irriguent les veines du monde industriel ?
Quoi qu’il en soit, le panache de fumée au-dessus de Sassenage est venu rappeler que la mort se fabrique aussi derrière les portes de bâtiments anonymes disséminés dans des zones laborieuses éparpillées sur tout le territoire hexagonal. Si ce panache de fumée semble envoyer le signal clair à tous les petits et grands fabricants d’engins de mort qu’ils ne sont pas à l’abri d’une défaillance… ou d’un sabotage incendiaire, de son côté le président de la République a aussi le mérite d’avoir été clair ces derniers temps. ll a ainsi déclaré que « La France et l’Union Européenne sont rentrées dans une économie de guerre ».
Dans la même veine d’ailleurs que d’autres propos et gestes sur lesquels il devient difficile de se méprendre : juste avant de superviser le défilé national du 14 juillet, le président a par exemple rendu visite à un site industriel situé dans le bassin technologique grenoblois. Il y est allé pour rassurer la multinationale franco-italienne de composants électroniques STMicroelectronics, sur le soutien indéfectible de l’État. En avril dernier, les usines de STM et d’un autre géant dans ce domaine, Soitec, ainsi que des centaines de petites entreprises actives dans le secteur technologique, avaient en effet été paralysées pendant plusieurs jours par deux sabotages successifs d’une sous-station électrique et de lignes à haute tension, frappant ainsi cette branche « stratégique » de l’économie. Il a également apporté la promesse d’une aide étatique s’élevant à plusieurs milliards d’euros pour participer au financement d’une nouvelle unité, afin de doubler la production de semi-conducteurs et de composants électroniques.
L’industrie, c’est la guerre.
[Reçu par mail, 17 juillet 2022]