Traverser la place, dégonfler ballon et rentrer à la maison

Indymedia Nantes, 3 décembre 2020

Point de vue sur l’après-midi d’un 28 novembre à Paris.

Samedi 28 novembre à Paris, on manifestait. Pour un monde sans keufs ? Ou bien : Pour un monde où c’est légal de filmer les keufs ? C’est-à-dire : pour un monde où les mauvais keufs sont désignés comme mauvais — donc pour un monde où en faisant la part du bon et du mauvais, on sauve la survie de ce monde avec une police dedans ? Perso, on était là pour chasser du monde tous les keufs, ce qui est la moindre des choses, la vengeance étant action minimale quand on veut vivre un monde désinfecté de toutes les milices qui prétendent agir pour nous protéger des maux qu’elles ont choisi de définir comme tels, au nom d’un bien qu’elles prétendent garantir. Bref.

On ne manifestait pas tous en vue des mêmes choses et c’était quand même plaisir d’être en nombre, ne serait-ce que pour se détester et n’être pas d’accord. On ne voit pas pourquoi, être dans la rue en grand nombre, ce serait pour y vouloir la même chose. Ce samedi 28 novembre, donc, on a répété de bien réelles divisions. Par exemple, à la station de métro Chemin Vert, lorsqu’on s’est arrêté pour faire du feu, rue du Pasteur Wagner, un avocat pathétique dans sa veste doublée de mouton croyait pouvoir ordonner au cortège de poursuivre sa route en contournant les flammes et en laissant les supposés scouts égarés y danser, abandonnés à leur sort. Mais non, tu ne passes pas, lui a-t-on gentillement dit, un bras posé sur l’épaule, et on ne l’a plus revu.

Plus tard, c’était encore mieux. Le camion à l’avant-garde de la défense de la liberté d’expression (« si c’est un mauvais flic, j’ai le droit de le filmer et donc, j’ai le droit de montrer qu’il a mal fait, et donc de demander que l’institution juridique dise que oui, c’est vrai, c’est mal ce qu’il a fait ») était conduit, si on a bien compris, par des fantassins badgés cgt, portant sangles sur l’épaule pour frayer passage au camion gris, lequel tirait remorque en guise de tribune qui roule, où moult bonnes consciences discouraient, micro hurlant, mais s’adressant à qui ? À elles-mêmes sans aucun doute, mais également aussi, il faut bien le dire, à quelques autres qui, manifestement, disaient que ce qu’elles voulaient, c’était filmer des keufs, ce que, perso, on trouve franchement dégoûtant. Et donc, ce camion gris trainant remorque arrivé à hauteur d’un concessionnaire bmw (des voitures chères, qui surtout ont l’air d’être chères et donc que la bourgeoise éclairée méprise), la vitrine étant méticuleusement cassée par des individus au goût sûr, qu’a-t-on entendu des voix venues dudit camion ? Des réprimandes : « Teenagers ! (En prononçant bien le s final), « Bouffons ! » Et ce moralisme : « il y a ici des familles de victimes, des réfugiés, vous pourriez au moins respecter ça » ou encore : « vous n’avez pas le droit de décider pour les autres ! » ( = « vous n’avez pas le droit de prendre une décision différente de la notre »). Ce camion filait donc vers la victoire — aller à Bastille — et s’en réjouissait parce que le préfet s’y était d’abord opposé.

Justement, on arrivait à Bastille, et manifestement, personne n’était tellement pressé de quitter la place. C’était plus ou moins 18h. Le camion gris s’était garé où la préfecture avait ménagé une voie à cet effet, et là des voix continuaient de discourir au sujet de la liberté, de l’autre côté de la place où la foule gonflait. Les autres chars du défilé, eux non plus, ne voulaient pas stationner sur la place. Toutes les camionnettes voulaient traverser la place, dégonfler ballon et rentrer à la maison. Le tabassage de M. par les keufs était bien insupportable et c’était quand même l’heure de laisser la rue à ceux à qui elle appartient, donc aux keufs.

On a bien senti, c’est pas tous les jours comme ça, qu’il y avait beaucoup de monde pas si pressé que ça de rentrer à la maison et on a vu, c’est pas tous les jours comme ça non plus, que la place n’était pas cadenassée. Alors on s’est dit que ça pourrait être intéressant, non pas que les camionnettes décident de s’arrêter sur la place pour y rester — on est un peu dégrisés quand même — mais qu’on pourrait essayer de les y bloquer. Alors on a tenté avec une camionnette (« solidaires », — z’ont des accointances avec la radicalité, il paraît — mais ça aurait pu être « sud » ou autres), on s’est mis en travers d’eux et on s’est fait traiter et on a échoué. Et donc, on a vu toute la caravane de camionnettes grises finir de traverser la place pour nous y laisser avec les keufs, qu’elles ne veulent pas chasser de la rue, et à qui nous l’avons rendue.


Complément :

« Quelques mots sur la CGT, qui a d’abord refusé de laisser passer une foule qui reculait face à une charge, contraignant certain.es compagnon.nes à rester dans le champ de tir des keufs et à étouffer dans les gaz, serré.es comme des sardines. On n’oubliera pas. Puis ils ont choisi d’essayer de quitter la manif, car ils « n’y arriveront pas », alors que c’était toujours la guerre urbaine. Nous disons « essayer » car c’était sans compter les camarades qui s’asseyait sur leur capôt ou celleux qui s’en sont pris à leurs vitres. Ils ont été taxés de tous les noms, surtout de « traîtres », ce qui a failli les faire changer d’avis… mais non lol ! Nous n’en attendions pas moins, et leurs pratiques ne viennent pas briser notre confiance en eux, déjà inexistante. »
Analyse critique de la manif du 5 décembre 2020 contre la Loi Sécurité Globale par la Défense collective paris-banlieues, Paru sur Paris-Luttes le 10 décembre 2020