Chacun conviendra certainement que la vie d’un réverbère est plutôt chiante. Fabriqués en série dans de mornes usines, figés dans le béton et étouffant sous les pots d’échappement, couverts de slogans généralement insipides, comment voulez-vous qu’ils parviennent à reprendre leur vie en main ? D’autant plus que leurs concepteurs leur ont assigné depuis la nuit des temps la vile tâche de seconder les flics dans la préservation de la paix sociale.
Certes, il paraît que l’un d’entre eux réussit parfois à se gondoler au prix d’efforts inouïs, afin d’offrir son mât salvateur aux mains titubantes d’un humain sur le point de chuter. Tout comme il se dit qu’un autre aurait été aperçu en train de se rigidifier outre mesure en riant sous cape, afin de mieux accueillir le crâne d’un zombie absorbé par sa laisse électronique. Ou qu’un autre encore aurait préféré suicider ampoule et caméra inopportunes, plutôt que d’aider les uniformes à attraper leur proie. Mais somme toute, ces exemples restaient plutôt rares sans intervention extérieure, et les urbanistes affirmaient jusque-là qu’ils relevaient surtout de la légende, avant qu’un de ces réverbères ne décide récemment de passer à l’action du côté de Pontoise (Val-d’Oise).
Selon le récit de ses proches, c’est à force de voir passer des véhicules en tout genre au bord de la départementale D915, que le lumineux rebelle aurait appris à les discerner au fur et à mesure. Entre ceux des chômeurs heureux, ceux des amoureux en goguette et ceux du service public, c’est plus précisément sur ces derniers qu’il aurait alors choisi de concentrer toute son attention. Bien placé et non par hasard le long de la route menant du tribunal de Pontoise à la prison d’Osny, il ne lui fallut pas longtemps pour capter l’importance des fourgons de l’administration pénitentiaire dans le fonctionnement de l’infamie carcérale. Ceci fait, il repéra ensuite et non sans mal les moments où ces fourgons grillagés roulaient à vide, c’est-à-dire lorsqu’ils étaient déchargés de leur cargaison de damnés de la terre tout en étant remplis de matons. Puis, c’est fort de son anonymat et aussi patiemment qu’un lampadaire puisse l’être, qu’il finit par mûrir son projet, en se préparant à détacher une bonne fois pour toutes le mât du socle de bitume qui l’emprisonnait.
Finalement, notre brave candélabre pontoisien décida de saisir l’occasion de sa vie vendredi 2 septembre vers 10h45, lorsqu’au passage d’un énième véhicule de l’administration pénitentiaire débordant de matons, il s’élança sur la chaussée pour le percuter de son mieux. Alors, qui a dit que les gris mâts d’acier ne pouvaient pas sortir de leur légendaire torpeur pour se mettre en mouvement ? Certainement pas la presse locale, qui a titré avec effroi « Le candélabre se couche sur les voies », en précisant que « quatre surveillants ont été pris en charge par les pompiers et transportés dans un centre hospitalier en urgence relative ». Ni ceux qui tiennent à rendre hommage au camarade réverbère de Pontoise, dont l’acte généreux a prouvé à ses congénères immobiles qu’ils pouvaient cesser de servir le pouvoir…
[20 septembre 2022]