Que leurs concepteurs les nomment « robot-taxi », « voiture auto-pilotée » ou « taxi autonome sans conducteur », ce qui est certain est qu’ils sont en train de se multiplier dans les rues de Californie depuis quelques temps. Initialement autorisés dans cet État nord-américain en février 2022 avec toutefois un « chauffeur de sécurité » à bord pour reprendre le contrôle en cas de gros pépin, ces véhicules électriques sans conducteur ont finalement reçu l’autorisation de circuler tous seuls en août 2023. Deux opérateurs ont alors envahi les rues de San Francisco avec 600 robots-taxis, Cruise (filiale de General Motors) et Waymo (filiale de Google, plus précisément de sa maison-mère Alphabet), en les faisant tourner de jour comme de nuit pour réaliser des trajets à réserver et payer sur smartphone.
Afin de rassurer les braves citoyens tout en assurant les profits de la techno-industrie, le régulateur californien publie régulièrement des rapports d’incidents en contrepartie de ses autorisations de circuler, indiquant par exemple qu’au cours des cinq premiers mois de 2023, il en avait enregistré plus de 240 à San Francisco, au cours desquels un véhicule de Cruise ou de Waymo « aurait pu créer un risque pour la sécurité » (des piétons, cyclistes et autres véhicules). Mais comme il ne faut pas exagérer, ces deux entreprises peuvent en même temps conserver au chaud les chiffres à propos des accidents réellement causés par leurs voitures sans conducteur, cette fois au nom du sacro-saint « secret commercial ».
Sauf que voilà, le réel, plus sensible que les plans d’ingénieurs et les rapports de bureaucrates, plus réceptif que des capteurs motorisés dirigés par Intelligence Artificielle, a fini par rattraper les pontes du progrès à tout prix.
Cela a commencé en avril 2022, lorsque des flics se sont approchés en soirée d’une voiture autonome de Cruise, vide de tout occupant, roulant sans phares et s’étant arrêtée à un feu rouge : au moment où ils en faisaient le tour, celle-ci a soudain accéléré pour traverser l’intersection. « Ça c’est le futur ! », pouvait-on alors entendre au milieu des fous rires des passants. Cela a continué en juillet 2022, lorsqu’un groupe d’une dizaine de voitures Cruise se sont regroupées en soirée pour une raison inconnue en plein centre-ville, où elles sont restées inexorablement immobiles en bloquant la circulation pendant deux heures, jusqu’à ce que des employés de l’entreprise technologique aillent eux-mêmes les retirer physiquement de la rue.
Puis, en mai 2023, lorsqu’un chien qui traversait une rue de San Francisco a été tué en pleine journée par un robot-taxi de Waymo qui n’avait pas freiné à temps, beaucoup ont commencé à se poser des questions sous le soleil californien, et pas que les amis des animaux. Ensuite, en août 2023, lorsqu’un robot-taxi de Cruise s’est encastré à un carrefour dans un camion de pompiers en pleine intervention, des activistes ont commencé à s’en prendre à ces véhicules autonomes en plaçant un cône de chantier ou tout autre objet volumineux sur leur capot, ce qui a pour effet de les immobiliser. Et cela, pas uniquement parce que leur IA avait manifestement encore beaucoup à apprendre avant d’être lancée dans un espace urbain, mais surtout parce que ces voitures sans conducteur incarnent l’énième couche de l’envahissement technologique au quotidien.
Cette pratique a même commencé à se répandre à San Francisco, provoquant en retour la multiplication de reportages sur des bobos effrayés dont le robot-taxi refuse soudain de bouger à un stop, parce qu’un jeune ou un SDF vient de mettre une poubelle sur son capot, et qu’ils se retrouvent coincés dedans à devoir appuyer sur le bouton d’urgence. Une hostilité qui aussi allée jusqu’à toucher une rock star, puisqu’en ce même mois d’août 2023, juste avant que Patti Smith ne monte sur scène à San Francisco, au moment où les sponsors du festival qui l’accueillait étaient listés au micro… dont justement Waymo, le public s’est mis à huer en chœur ce digne représentant de la ville-laboratoire. Et on vous passe les promenades nocturnes où des créatures masquées et vêtues de noir s’acharnent sur les robots-taxis à grands coups de masse pour briser leurs caméras à 360° (qui filment tout en permanence, comme d’ailleurs les Tesla).
Finalement, un premier épilogue s’est conclu en octobre 2023 lorsqu’un autre robot-taxi de Cruise a heurté gravement une piétonne, en la traînant sous la voiture autonome pendant une dizaine de mètres avant de s’arrêter net (et pas à cause du corps encombrant coincé sous ses roues, mais pour se garer sur le côté !). Face à l’hostilité croissante d’une partie de la population et au petit scandale sur le fait que Cruise ait refusé de fournir certains documents aux enquêteurs pour établir les tenants et les aboutissants de ce nouvel accident, le DMV (Department of Motor Vehicles) californien a fini par « suspendre » l’agrément de cette entreprise, qui a alors dû rappeler l’ensemble de ses 950 véhicules-robots en circulation. A la grande satisfaction de Google, euh de Waymo, désormais en situation de monopole sur le marché franciscanais du transport sans conducteur de passagers payants.
Mais venons-en au Nouvel An lunaire, qui marque cette fois l’entrée dans l’année du dragon, et tombait samedi 10 février. A San Francisco, il se conclut traditionnellement deux semaines plus tard par une immense parade festive retransmise en direct à la télévision, qui existe depuis 1860 et attire chaque année des millions de touristes. Mais loin de cet événement, il est aussi célébré dès la première nuit avec force pétards et feux d’artifices dans le Chinatown de la ville, par une faune locale bien plus en quête d’ivresse et de joie que de spectacle exotique.
C’est donc là, vers 21h, aux alentours de la Jackson Street, qu’un robot-taxi est venu participer à la fête malgré lui. D’abord couvert de graffitis puis, la foule s’enhardissant, avec une puis toutes ses vitres brisées, parfois à coups de skateboard, il a fini par être embrasé à l’aide d’un feu d’artifice jeté à l’intérieur, sous les acclamations d’une foule dragonesque. C’était une belle Jaguar blanche de Waymo, sans passager, que son logiciel intelligent avait conduite jusque-là. Juste au bon endroit et au bon moment, en somme.
[Synthèse de la presse californienne, 12 février 2024]