Une des manières du Pouvoir de gérer certains pans de la conflictualité sociale, et en particulier les attaques contre lesdites « infrastructures critiques », est en général de les passer sous silence afin de ne pas donner de mauvais exemples, mais aussi d’en minimiser la portée lorsqu’elles ne peuvent être tues, ou encore tout simplement de les recouvrir du voile pudique de la « panne » et de l’« accident » quand certaines conséquences se font trop visibles.
En ce qui concerne les destructions volontaires d’antennes de téléphonie mobile dans l’Hexagone, on a ainsi vu dans un premier temps une invisibilisation de ces vagues d’attaques, puis, lorsqu’il n’était plus possible de taire ces nombreux sabotages, se développer un discours alarmiste sur leurs conséquences qui ne toucheraient pas la domination mais avant tout la population « la plus fragile », avant que l’arrivée programmée de la 5G ne soit utilisée pour tenter de décrédibiliser l’ensemble des saboteureuses en les faisant passer pour « des illuminés » et des « complotistes »… alors même que la plupart des antennes prises pour cibles n’étaient pas encore équipées de cette dernière technologie. Enfin, après cette ultime phase en forme de gigantesque contre-feu, la plus grande partie de ces attaques est à nouveau retournée sous la chape de silence des habituels porte-parole de préfecture.
Le 12 octobre dernier, quelle n’a donc pas été notre surprise lorsque la très officielle Fédération française des Télécoms (FFT), lobby regroupant SFR, Bouygues Telecom, Orange et autres sociétés (mais pas Free), a choisi de publier une discrète actualisation sur les récents sabotages d’antennes-relais.
Certes, en 2023, la Fédération des télécoms n’allait pas aborder tambour battant la question de ces destructions comme elle avait pu le faire dans l’immédiat après-Confinement, et c’est donc plus modestement, au détour de quelques paragraphes d’un rapport intitulé « 2018-2023 : Point d’étape du New Deal Mobile », qu’elle a choisi de s’y coller. Cinq ans après le lancement du grand plan étatique visant à « accélérer la couverture mobile des territoires » (en bouchant les zones blanches rurales, en couvrant les 55 000 kilomètres d’axes routiers prioritaires et les 23 000 kilomètres de réseaux ferrés régionaux, en basculant toutes les antennes de « centre-bourg » au minimum en 4G), la FFT n’a bien entendu pas manqué de s’auto-congratuler à propos des 2500 nouveaux pylônes inaugurés.
Cependant, comme l’appétit vient en mangeant, le groupement des opérateurs de téléphonie mobile a également listé dans son rapport d’étape plusieurs malencontreux obstacles qui freinent encore le déroulement du plan initial des « 5000 zones » rurales à couvrir en 4G d’ici 2027. A ce titre, elle demande par exemple une modification des lois sur l’environnement (sites Natura 2000, Parcs naturels régionaux, espaces boisés classés, communes en Loi Littoral) qui l’empêchent de déployer ses pylônes comme bon lui semble. Elle souhaite aussi accentuer la pression sur Enedis en lui appliquant le régime d’indemnisation des retards lorsque la compagnie d’électricité met trop de temps à finaliser les raccordements aux nouvelles antennes (construction de postes de transformation et tirage des lignes de câbles). Et elle demande instamment à l’Etat de durcir « la sanction pénale contre les actes de sabotage et de dégradation des infrastructures numériques » !
C’est même pour justifier cette ultime complainte adressée aux autorités, que le service marketing de la Fédération des télécoms vient de créer l’illustration ci-contre, aussi édifiante que ridicule, composée d’un marteau de chaudronnerie venant frapper une pauvre antenne de téléphonie sans défense (alors qu’un bidon d’essence ou une pince-coupante auraient été plus appropriés, mais bon). Eh oui, il n’y a pas que le relief accidenté de montagne, celui protégé des bords de mer ou la lenteur d’Enedis qui causent du tracas aux exploiteurs de laisses technologiques : il y a en plus « les actes de vandalisme qui ciblent les infrastructures numériques de manière générale, et plus particulièrement les antennes relais », provoquant « des impacts néfastes sur la pérennité des réseaux » et engendrant « des coûts financiers considérables pour les opérateurs de télécommunications ».
A ce stade, puisqu’il fallait au moins une estimation quelque peu palpable de cette menace nocturne freinant sans répit le déploiement du New Deal Mobile, c’est en page 15 du rapport que le pot-aux-roses nous est enfin dévoilé : « C’est, actuellement, environ une dizaine de pylônes, chaque mois, qui sont vandalisés, dont certains pylônes issus du dispositif de couverture ciblée ». Ah, tout de même, ça fait donc un tous les trois jours, et près de 120 par an ! Et ce nombre, sans que la FFT ne prenne soin de le préciser, ne prend même pas en compte le fait que certains sabotages de fibre optique ont aussi pour conséquence de couper plusieurs antennes d’un coup, ou le fait qu’une seule antenne bien ciblée peut à son tour en interrompre plusieurs autres (il y a un an, le sabotage de l’antenne de Changé en avait par exemple impacté 40 supplémentaires aux alentours).
L’année dernière, en mai 2022, le Président de la Fédération des télécoms Arthur Dreyfuss avait donné une longue interview au journal économique La Tribune, dans laquelle il réclamait déjà des peines plus lourdes contre les saboteurs : « Les dégradations d’antennes ont commencé bien avant le lancement de la 5G à l’hiver 2020... Sur les six derniers mois, nous constatons, en moyenne, quinze dégradations de sites mobiles par mois. Ce chiffre est en croissance : en 2020, nous avions constaté une centaine de dégradations volontaires de pylônes. » Une quinzaine par mois en 2022 et une dizaine par mois en 2023, cela conduit au beau score de 300 antennes-relais sabotées en silence rien que ces deux dernières années ! Soit au final depuis la montée en puissance de ces attaques autour du mouvement des gilets jaunes (2018-19) puis l’année du Grand confinement (2020) et à présent les trois suivantes, un total qui avoisine désormais le millier d’antennes mises hors service de quelques jours à plusieurs mois.
En étant diffuse et souvent anonyme, en utilisant la méthode de l’action directe en solitaire ou en petit groupe, en se frayant un chemin à travers l’agir d’individus qui ont chacun.e leurs propres raisons et perspectives, en provoquant facilement des dizaines de milliers d’euros de dégâts avec des moyens simples, ce n’est en fin de compte peut-être pas pour rien que cette lutte autonome souterraine se passe volontiers des projecteurs du pouvoir…
[24 octobre 2023]
Voir aussi :
* « New Deal mobile » : 20.000 nouvelles antennes 4G et 12.000 pylônes…, décembre 2020
* Avis aux amateurs : 608 nouvelles cibles, février 2022
* Hausse du cours du sabotage d’antennes et de fibre optique !, mai 2022